Texte écrit en octobre 2024, au féminin universel, par Charlotte Puiseux.

1/ Un manque de mots sur les maux

Cette réflexion par d’un constat que j’ai pu me faire personnellement, mais aussi en collectif, du manque de vocabulaire pour désigner des situations spécifiques aux personnes handicapées. En effet, dans les luttes antivalidistes, nous sommes souvent confrontées à une absence de mots pour expliquer notre histoire commune, pour raconter la particularité de nos récits et mettre en lumière ce que notre communauté a pu subir. Cette absence de vocabulaire participe au silence qui nous entoure, qui fait tomber nos existences dans l’oubli et nous laisse démunies pour expliquer le validisme que nous vivons.

C’est donc pour essayer de remédier à ce problème qu’il semble important de proposer un vocabulaire spécifique construit autour de nos propres vécus, qui soit pensé au plus près de nos luttes et de ce que nous souhaitons défendre.

2/ La désinstitutionnalisation : un combat du Bien contre le Mal

Aujourd’hui, le combat contre l’institutionnalisation, appelé mouvement pour la désinstitutionalisation et la vie autonome, semble un des enjeux prioritaires. En effet, sans possibilité de vivre au sein de la cité, au milieu des autres et avec les mêmes droits, aucune chance d’obtenir le reste. La lutte contre l’institutionnalisation est clairement un combat idéologique, avant d’être un combat économique, car sans réelle adhésion collective à l’idée que les personnes handicapées peuvent vivre hors de ces institutions, aucune décisions politiques (ou très peu) ne seront prises dans ce sens et les moyens financiers nécessaires ne seront pas débloqués.

Comment convaincre alors la société de la nécessité de sortir les personnes handicapées de ces institutions ? Si nous nous plaçons d’un point de vue philosophique, et notamment éthique, la rhétorique du Bien et du Mal, du Bon et du Mauvais, est à interroger. C’est, en effet, cette rhétorique qui sous-tend nos actions, et c’est, en principe, la recherche du Bien qui nous fait avancer dans telle ou telle direction. L’institutionnalisation rentre dans cette rhétorique puisqu’elle est perçue par la société comme étant « la meilleure » solution pour les personnes handicapées, la formule qui répondra le mieux à leurs besoins spécifiques, là où elles seront les plus heureuses. Cette idée que les institutions spécialisées sont les endroits les plus aptes à accueillir les personnes handicapées, ceux qui leur permettront le mieux de s’épanouir, repose sur un principe éthique du Bien qu’il est urgent de déconstruire. Il apparaît nécessaire d’argumenter contre ces idées-reçues profondément ancrées moralement, et quels meilleurs outils pour argumenter que les mots ?

3/ La division par le handicap

Dans ce texte, nous allons nous arrêter sur un des principes de l’institutionnalisation qui est la séparation des personnes handicapées du reste de la société pour les enfermer dans des endroits spécifiques. Ce phénomène est un des fondements de l’institutionnalisation avec des conséquences extrêmement graves sur la vie des personnes concernées. Les personnes en question se voient arrachées à leur milieu de vie d’origine (famille, amis, habitation…), souvent très jeunes, pour être placées artificiellement dans un environnement qu’elles ne connaissent pas. Il y a un déracinement, qui pose aussi de nombreuses questions sur la façon dont les personnes handicapées habitent leur environnement (mais ce sont des considérations d’ordre plutôt écologiques que nous ne développerons pas ici). Ce déracinement pose en lui-même question, toujours d’un point de vue éthique, et il peut apparaître difficile d’envisager qu’un tel déchirement puisse être pour le bien de la personne. D’autant plus que, dans des situations où ce sont les personnes valides qui, pour d’autres raisons, sont ainsi déracinées, il semble beaucoup plus facile d’envisager les effets dévastateurs que cela peut produire. Or, dans le cas de l’institutionnalisation, comme il s’agit de personnes handicapées, le baromètre éthique est abaissé, voire même inversé, et ce qui apparaissait comme mauvais pour des personnes valides devient bénéfique pour des personnes handicapées sous le seul argument qu’elles sont handicapées.

Au-delà de ce déracinement, ce sont les lieux mêmes où les personnes handicapées sont placées qui sont à interroger. Des lieux clos, recouvrant toutes les sphères de la vie sociale (logement, repas, travail…), dirigés par des personnes valides, et qui imposent des règlements pour gérer la vie des personnes handicapées dans son ensemble. Il est ainsi décidé des horaires de lever, de repas, de coucher, de qui les personnes pourront voir ou fréquenter, mais aussi de comment leur argent sera géré. Ces règles sont ainsi imposées pour l’intégralité de la vie quotidienne, parfois du très jeune âge jusqu’à la mort. Dans des lieux aussi fermés, de nombreuses violences sont à déplorer ; violences qui se font pourtant dans la plus grande impunité. Des enquêtes[1] ont montré le nombre important de maltraitances, mais aussi de violences sexuelles au sein de ces institutions qui sont souvent délaissées par l’État. Durant le pic de l’épidémie de coronavirus, ces institutions étaient dépourvues de matériel d’hygiène, le personnel était même rappelé dans les hôpitaux, et il était demandé que les personnes handicapées n’en sortent pas pour aller se faire soigner à l’hôpital[2].

Ces institutions ont été dénoncées plusieurs fois par l’ONU[3] qui a clairement exprimé le fait qu’elles étaient « contraires aux droits humains », ce qui donne un argument de poids pour expliquer que le Bien n’est pas du côté de ces structures. Toujours d’un point de vue éthique, il semble difficile de continuer à défendre ces lieux comme étant les meilleurs endroits pour accueillir les personnes handicapées. Quelles personnes valides voudraient y vivre ?
Ce phénomène systémique qui a touché, et touche encore, tant de personnes handicapées est une réalité bien spécifique de notre société validiste qui pourrait s’appeler l’Handivision. Être divisées, séparées du reste de la société parce qu’handicapées, et uniquement pour cela.

4/ Un autre projet social est possible

En revanche, parler de désinstitutionnalisation implique de donner des moyens à ce projet politique et d’en faire clairement un fondement moral de notre société. Si la recherche du Bien nous pousse à penser que les personnes handicapées seraient mieux en-dehors de ces institutions, de vrais projets pourront être mis en place afin de développer des alternatives, et de réels moyens économiques y seront alloués. Aujourd’hui, un énorme budget est investi dans le fonctionnement de ces institutions alors même qu’elles ont été identifiées comme ne permettant pas une vie digne. Encore une fois, le handicap fait descendre le curseur éthique et justifie en lui-même ce qui serait inacceptable pour des personnes valides. Peut-on se contenter d’un tel argument ? Peut-on accepter que le simple fait d’être handicapée justifie de telles conditions de vie ? Il est évident que non, d’autant plus au regard des avancées de ces dernières décennies portées par les militantes antivalidistes qui montrent en quoi les stigmatisations subies par les personnes handicapées sont des productions sociales dues à un environnement inadapté. L’inadaptation de cet environnement est le fruit de rapports de force où les personnes handicapées sont dominées, où elles sont maintenues dans la précarité avec des conditions matérielles qui leur permettent à peine de survivre, où le validisme fait des dégâts incommensurables.

Pointer du doigt cette division, aussi bien spatiale qu’éthique, montre à quel point il est urgent de replacer les personnes handicapées au cœur de l’humanité. Elles ne peuvent en être séparées, mises à la marge, sur le seul argument qu’elles sont handicapées et que cela justifierait des considérations de ce qui est Bien ou Mal différentes. L’Handivision, au-delà de nommer un phénomène d’exclusion spatiale spécifique aux situations d’institutionnalisation des personnes handicapées, dénonce une division éthique plus profonde qui naturalise des traitements différenciés entre personnes handicapées et personnes valides basés sur des perceptions du Bien et du Mal ne s’appliquant pas de la même manière. Ce qui est Juste pour les personnes valides ne le serait pas forcément pour les personnes handicapées, et vice-versa, ce qui implique donc des échelles d’appartenance à l’humanité différentes. Les personnes valides étant forcément le modèle le plus abouti d’appartenance à cette humanité.
Tant que ce système fonctionnera de la sorte, l’Handivision perdurera.

Références

[1] https://www.senat.fr/rap/r02-339-1/r02-339-15.html

[2] https://www.lemediatv.fr/articles/enquetes/coronavirus-quand-lars-conseille-de-laisser-mourir-WmQC1GHcS5yVvIskwM9gyg

[3] https://informations.handicap.fr/a-ONU-handicap-desinstitutionnalisation-33599.php

 

Ce billet a été initialement publié sur le blog de Charlotte Puiseux, membre des Dévalideuses. Crédit photo : Teresa Suarez pour Les Dévalideuses.