Des manifestantes s’allongent à l’extérieur de la Maison Blanche pour rappeler les souffrances auxquelles sont confrontées les malades d’encéphalomyélite myalgique et de Covid long, le 19 septembre 2022 à Washington D.C. Crédit photo : Nathan Posner / Anadolu Agency via Getty Images

 

Écrit par Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha, Truthout.

Publié le 1er octobre 2022.

Traduit au féminin générique par ClemZ pour les Dévalideuses. Texte original.

 

Il faut soutenir les activistes handicapées qui fournissent un travail vital de militantisme pour les droits, l’entraide et la survie des personnes handicapées.

Je vais bientôt publier un livre. Il parle du futur handicapé, de comment une grande partie de la planète sera bientôt handicapée et comment les personnes handicapées se sont entraidées et ont aidé d’autres personnes à rester en vie pendant le Covid. J’ai des dates pour ma tournée. Toute la tournée est en ligne. À cause du Covid. Parce que le Covid est toujours là. Parce que chaque semaine, 90% du pays est en état de transmission communautaire incontrôlée élevé ou substantiel. Le pays entier est couleur rouge sang sur les cartes des Centers for Disease Control and Prevention[1]Centres de Contrôle et Prévention des Maladies. (CDC). Parce que chaque jour, 400 à 500 personnes meurent toujours du Covid aux États-Unis et le Covid long est le troisième trouble neurologique le plus répandu. Pour toutes ces raisons, le fait de tenir des événements en présentiel serait l’équivalent d’inviter mes fans handicapées à l’abattoir. Je suis vacciné·e et j’ai tous les rappels possibles, je suis toujours immunodéprimé·e et je ne prendrai pas 19 avions les uns après les autres.

Et pourtant, à chaque fois que je fais une publication – des personnes radicales, “du mouvement” – me disent “À bientôt à LA/ Atlanta/ Chicago !”. Et je dois dire “Tous les événements sont en ligne. Vous vous rappelez de ça, des événements virtuels ? Ceux qui sont accessibles, avec CART (sous-titrage en temps réel rendant les événements accessibles pour une variété de handicaps et de neurodivergences) et la Langue des Signes Américaine ? Comment avez-vous déjà pu oublier ?”.

J’ai commencé à appeler la période dans laquelle nous vivons “Le Grand Oubli”. D’autres l’appellent “Le Grand Gaslighting[2]Une forme d’abus mental dans lequel l’information est déformée ou présentée sous un autre jour, omise sélectivement pour favoriser l’abuseur, ou faussée dans le but de faire … Continue reading”. Les deux sont vrais.

Par ces termes, je veux parler de l’effort immense et délibéré de l’État de nous faire oublier que les deux dernières années de pandémie ont existé. Le CDC a fait passer sa carte la plus facile à trouver d’une carte de transmission communautaire exacte à une carte (fausse) montrant le pays entier dans un  vert rassurant de risque faible. Biden prétend avec désinvolture que la “pandémie est finie” alors même que des milliers de personnes meurent chaque semaine et que des groupes comme LongCOVIDJustice et #MEAction[3]Encéphalomyélite myalgique, ou syndrome de fatigue chronique, une maladie chronique affectant entre 15 et 30 millions de personnes dans le monde (Source Meaction.net). se forment et font des “bed in” et “die in”[4]“Bed in” : protestation sur des lits, “die in” : protestation couchée simulant la mort. devant la Maison Blanche et demandent que les États-Unis déclarent le Covid long une urgence de santé publique. L’État se comporte comme un mauvais petit ami, un partenaire qui nous gaslight, en nous disant que rien de ce dont on se rappelle n’est vrai. Ça n’a rien de nouveau, mais ça a atteint un nouveau sommet.

Ça ne devrait pas me surprendre. Bien sûr que l’État nous déteste, nous les handicapées, alors même que nous sommes maintenant de plus en plus nombreuses. Bien sûr que les gouvernements locaux, étatiques et le gouvernement fédéral ne veulent majoritairement pas payer pour des revenus garantis, des aides pour le handicap ou pour les soins, des aides humaines ou des aménagements. Ils veulent que nous mourions petit à petit pour économiser de l’argent.

Ces mêmes pouvoirs qui aimeraient vraiment qu’on oublie qu’il y a eu une période – une longue période de deux ans – durant laquelle les gens pensaient que tout pouvait être différent, qu’un changement révolutionnaire était possible. Beaucoup d’handicapées ont remarqué que la pandémie a rendu le monde plus “crip” – que pour la première fois depuis longtemps, le monde en proie à la pandémie était coincé dans une réalité handie. Vous vous rappelez comment pendant un moment, de nombreux aménagements d’accessibilité pour lesquels les handies luttaient depuis des lustres étaient soudainement disponibles parce que les valides en avaient besoin ? Vous vous rappelez du télétravail, des primes de pandémie pour les travailleuses de première nécessité, de l’école en ligne, des événements en ligne avec sous-titrage et Langue des Signes Américaine, comment on apprenait aux personnes à se laver les mains et à rester à la maison quand elles étaient malades, la possibilité de déplacer un rendez-vous ou billet d’avion si vous étiez malade sans se faire hurler dessus ou avoir des frais supplémentaires et les heures dédiées aux personnes immunodéprimées dans les magasins ? Ces vagues d’accessibilisation, couplées avec une résistance de masse dans les rues et à la maison, contre les violences anti Noires des suprémacistes blancs, se sont additionnées pour construire deux années puissantes.Si ce genre d’accessibilité, de résistance et d’entraide de masse a pu se produire, un changement révolutionnaire pourrait également avoir lieu. L’État veut que nous oubliions cela.

Mais l’État n’est pas le seul problème. C’est incroyable de voir des personnes ouvertement de gauche  dire “Nous suivons les consignes du CDC” et arrêter de se masquer, de faire des tests rapides et d’appliquer d’autres précautions de sécurité. On manifeste dans les rues pendant deux ans ou plus et tout à coup on fait ce que le gouvernement nous dit de faire ? Un jour on se masque et le lendemain c’est faites comme bon vous semble. À un moment les valides s’essaient à “On se protège les unes les autres” et le suivant, en 2022, toutes les boîtes de nuit clament “Les masques sont conseillés mais pas obligatoires. Faites comme bon vous semble !”.

Par incroyable, je veux dire douloureux. Par douloureux, je veux dire déchirant. Et par déchirant, ce que je veux dire c’est que chaque personne handicapée que je connais est en état de choc et de deuil depuis le mois d’avril. Ce mois-là, de nombreuses compagnies aériennes, de transport public et des gouvernements d’États américains ainsi que le gouvernement fédéral ont brusquement mis fin aux obligations de porter le masque, au moment où tout le monde abandonnait la solidarité pour “passer à autre chose”. Beaucoup de gens se masquaient pendant Omicron et tout à coup, tout le monde recommençait à se tousser dessus dans le bus – et nous n’étions plus en sécurité. Les événements, les lieux de soins d’urgence comme les conférences nous disent “Oh non, nous ne faisons plus de distanciel”, et nous nous sentons de plus en plus exclues de la vie publique.Nous en parlons mais nous avons la sensation que personne d’autre ne le fait. Et beaucoup d’entre nous se sentent horriblement seules dans notre deuil, et dans la désorientation que représente le fait que nous sommes les seules à se souvenir obstinément.

J’ai peut-être été naîf·ve. Je pensais que beaucoup de gens, bien que détestant la pandémie, appréciaient certaines des options d’accessibilité qu’elle a apporté. J’y crois toujours. Je crois aussi que la plupart des gens au fond d’eux se soucient des autres et veulent que nous restions toutes en vie. Mais le validisme intériorisé est bien réel. De nombreuses personnes ont pu se faire une idée de ce qu’est une vie d’handicapée ces deux dernières années et beaucoup veulent l’oublier le plus vite possible. Elles préfèrent s’exposer à toutes sortes de risques plutôt que de continuer à être handicapées comme nous : masques, discussions sur les risques, rester chez soi, mettre en place des politiques publiques pour la sécurité de tout le monde. Malheureusement, cela nous met toutes, mais surtout nous, en danger. Il y a tellement de personnes valides – y compris des valides de gauche, queer, trans, Noires, Indigènes et/ ou de couleur – qui veulent oublier le handicap.

Parfois, l’oubli est le seul moyen que les gens trouvent de survivre. Alors qu’il y a très peu voire aucune reconnaissance ou rituels publics d’envergure pour les millions de personnes mortes du Covid, en combinaison avec presque aucune stratégie collective de survie de santé publique, je comprends que le déni soit la seule stratégie de survie accessible à beaucoup de gens. Nous faisons face à quelque chose d’écrasant et d’incommensurable.

Moi aussi j’aimerais parfois pouvoir prétendre que tout va bien. Mais j’ai perdu beaucoup de gens et je ne peux pas oublier leurs morts, ou tout ce que nous avons enduré, et continuer comme si de rien n’était. Immunodéprimé·e et handicapé·e, j’ai réussi à ne pas attraper le Covid en deux ans et demi de pandémie, et j’aimerais bien continuer sur ma lancée.

Les gens disent que les survivantes de violences sexuelles inventent de faux souvenirs. Mais c’est bien plus courant que des personnes qui perpétuent des abus inventent de fausses réalités dans lesquelles elles n’ont rien fait de mal. C’est plus facile comme ça. Elles n’ont jamais à s’y confronter. Il y a une logique similaire en jeu par rapport au Grand Oubli. Si les pouvoirs nous disent  avec suffisamment de force qu’il ne s’est rien passé et que rien ne se passe, ils peuvent en faire une vérité. Nous aurons toujours été en guerre avec l’Estasia. 

Je crois que le déni de beaucoup de gens ne vient pas seulement de leur validisme, mais aussi de la douleur massive non-compostée à laquelle nous faisons face. Il n’y a pas eu de grand deuil national, pas de Mémorial pour les Vétérans du Vietnam pour toutes les personnes mortes du Covid. Des millions de personnes sont mortes et nous avons fait notre deuil en privé. Certaines d’entre nous n’ont pas du tout pu faire leur deuil comme elles en avaient besoin, avec des funérailles, des cérémonies. La plupart d’entre nous a dû retourner au travail et ravaler ses larmes, avec nos morts dans nos cœurs. Le spectacle continue. Nous sommes supposées aller faire du shopping.

Cependant, comme l’exprime June Jordan : “Nous avons toujours des choix. La capitulation n’est que l’un d’eux”. Et pour reprendre les mots des militantes pour la liberté en Afrique du Sud, cités par bell hooks “Notre lutte est une lutte de la mémoire contre l’oubli”.

Nous, révolutionnaires handicapées, sommes des gardiennes de la mémoire handicapée. Et notre refus d’oublier, à la fois nos mortes et nos efforts pour survivre, fait partie de notre labeur révolutionnaire. Nous vivions dans un monde qui souhaite notre mort et cacher que nous avons existé après nous avoir tuées. En tant que révolutionnaires handicapées et en particulier PANDC (Personnes Autochtones, Noires et de Couleur) handicapées, malades, sourdes, neurodivergentes, notre refus d’oublier nos mortes, nos pertes et notre survie est un acte de résistance.

Et je sais que nous continuerons à nous souvenir, en racontant nos histoires, en rappelant l’existence de nos mortes, en archivant notre travail, en organisant des rassemblements et des manifestations accessibles, tout autant que nos maisons et nos communautés, quoi qu’il arrive.

Mais j’enjoins aussi les valides de gauche à ne pas nous abandonner. Nous avons besoin les unes des autres pour rester en vie. Vous pouvez être nous, ou devenir nous, très rapidement. Nous sommes vous. Nous sommes les unes pour les autres une communauté précieuse. Dernièrement, la militante et écrivaine coréenne Mia Mingus a écrit : “Pourquoi “nous nous protégeons” ne s’applique pas au Covid et au monkeypox ?”. Il le faudrait. Les deux dernières années et demie – et nos vies avant et après ce moment – nous montrent que nous sommes tout ce que nous avons pour nous garder les unes les autres en vie, s’occuper de nous, être aimées et chez nous.

J’appelle les personnes de gauche non handicapées à faire des choix bons, fertiles et sages pour les personnes handicapées, et à continuer à se battre pour l’accessibilité, qui, comme les deux dernières années nous l’ont montrées, est possible. Vous avez le pouvoir d’insister pour que les gens se masquent, de mettre en place des stratégies communautaires de sécurité face au Covid, des événements accessibles en ligne et d’investir dans des centres de soin communautaires.  Il faut soutenir les activistes handicapées qui continuent à faire de l’activisme, de l’aide mutuelle et du travail de survie, qui sont épuisées et qui ont besoin et méritent d’être soutenues.

L’autre jour sur Twitter, un troll m’a écrit : “Personne ne te gaslight, tu peux te masquer autant que tu veux.”

Beaucoup de gens nous gaslightent, toutes. Et je n’ai pas envie qu’on me dise “Oh si tu te sens pas en sécurité / si c’est pas accessible, reste chez toi !”. Je veux vivre dans un monde plein et riche, comme chaque personne handicapée. Je veux pouvoir sortir de mon appartement sans avoir peur de mourir, aller faire la fête, avoir des relations sexuelles libres. Je veux vivre dans le monde, pas dans ma bulle immuno-sécurisée, pour le restant de mes jours.

Encore plus que ça, je veux finir ce que nous avons commencé. Je ne veux pas que nous abandonnions les rêves révolutionnaires que nous avions lancés et touchés du bout des doigts en 2020 et 2021, des rêves d’un monde où le soin communautaire, l’aide mutuelle pour la survie collective et le refus d’obéir étaient non seulement possibles, mais posaient les fondations d’un nouveau monde

De très nombreuses personnes handicapées ressentent ce qu’une coalition de militantes pour la justice pour les personnes handicapées de Chicago ont écrit dans leur “Lettre aux organisatrices de fêtes de Chicago” en avril 2022 :

Nous ne voulons pas retourner à la normale. Nous voulons rêver et imaginer un futur moins validiste, où nous nous écoutons et prenons soin les unes des autres. Nous voulons construire des espaces utilisables par tout le monde, pour nous et pour les prochaines générations de queers… Nous voulons que les choses aillent plus lentement et soient plus réfléchies. De plus en plus de gens deviennent handicapés chaque jour et nous avons besoin de la justice pour les personnes handicapées pour nous guider et nous soutenir.

Rejoignez-nous. Nous pouvons toujours rendre cet autre monde possible, mais seulement si nous mettons toutes la main à la pâte. N’abandonnons pas le rêve. Réalisons-le.

 

Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha, (elle/ iel) est une femme nonbinaire auteur·ice handicapée et autiste, créateur·ice d’espaces et travailleur·se en justice transformatrice. Elle est d’origine Burgher et Tamoul Sri Lankaise, Irlandaise et Galicienne/Rom. Iel est l’auteur·ice et co-éditeur·ice de dix livres, dont The Future Is DIsabled: Prophecies, Love Notes and Mourning Songs[5](Traductions des titres suivants, interprétation de la traductrice en l’absence de traduction officielle)  Le futur est handicapé : prophéties, notes d’amour et chansons de deuil (co-édité avec Ejeris Dixon), Beyond Survival; Strategies and Stories from the Transformative Justice Movement[6]Après la survie : Stratégies et Récits du Mouvement de Justice Transformative., Tonguebreaker[7]Briseur de langue., Care Work: Dreaming Disability Justice[8]Travail du soin : rêver de la justice pour les personnes handicapées., et Dirty River[9]Rivière sale. . Membre de Disability Futures en 2020-2021, iel est un·e des artistes principaux·ales du collectif de justice pour les personnes handicapées Sins Invalid depuis 2009. Depuis 2020, iel est dans les comités de programmation du Sommet sur le Handicap et l’Intersectionnalité. Élevé·e dans la ceinture de la rouille au centre du Massachusetts et modelé·e par T’karonto et Oakland, iel travaille actuellement sur la construction des Autels Vivants/ Centre d’Art de la Libération de Stacy Park Milbern, une organisation et résidence accessible pour les écrivaines et créatrices handicapées queer, trans, noires, autochtones et de couleur.

 

References

References
1 Centres de Contrôle et Prévention des Maladies.
2 Une forme d’abus mental dans lequel l’information est déformée ou présentée sous un autre jour, omise sélectivement pour favoriser l’abuseur, ou faussée dans le but de faire douter la victime de sa mémoire, de sa perception et de sa santé mentale.
3 Encéphalomyélite myalgique, ou syndrome de fatigue chronique, une maladie chronique affectant entre 15 et 30 millions de personnes dans le monde (Source Meaction.net).
4 “Bed in” : protestation sur des lits, “die in” : protestation couchée simulant la mort.
5 (Traductions des titres suivants, interprétation de la traductrice en l’absence de traduction officielle)  Le futur est handicapé : prophéties, notes d’amour et chansons de deuil
6 Après la survie : Stratégies et Récits du Mouvement de Justice Transformative.
7 Briseur de langue.
8 Travail du soin : rêver de la justice pour les personnes handicapées.
9 Rivière sale.