Un texte de Laura Dorwart traduit par Les Dévalideuses.

Ils pensent que je suis son « aide-soignante », un mot lourd, chargé de préjugés

« Comment tu le supportes ? Ça doit être dévastateur, » voilà ce qu’un collègue m’a dit, tout en prenant une pause dans son sandwich salade poulet. J’avais évoqué que mon mari était tétraplégique – un choix toujours risqué. Enfin, sauf si je veux que ma pause repas soit écourtée.

Avec ce pincement habituel dans ma poitrine et une respiration qui m’a semblé douloureuse, ma gorge protestant de devoir actionner ce muscle fatigué de toujours répondre à cette même question, j’articulais: « Pas du tout. On le vit très bien. » Il vivait seul bien avant que je ne le rencontre, c’est ce que j’aurais voulu dire, ainsi que, Il est professeur de théâtre, et pleins d’autres choses – mais je sais qu’elles auraient été prises comme une justification dans le but de me défendre.

De toute façon, la cafétéria était trop bruyante pour aller plus loin dans mon explication. Mon collègue pris mon silence comme un aveu (de quoi, je n’en suis jamais sûre : le manque de sexe ? La solitude ? Les nuit à siffler une bouteille de gin ?), et dit, le plus sérieusement du monde, « Je suis désolée que tu doives vivre ça au quotidien. Je ne peux même pas l’imaginer. »

J’ai vu le cauchemar dans ses yeux s’estomper, remplacé par une vague de pitié, une douceur qu’il devait penser légitime au vu de ma vie si difficile. « Honnêtement, ce n’est pas si grave », j’essayais encore. Trop tard. La vague était bien trop grande.

Rester évasif est toujours délicat, et encore une fois j’ai l’impression d’avoir trahi mon compagnon, même si ça reste léger. Même si mon collègue ne va plus trop penser à moi, il pourrait penser à mon mari de temps en temps : peut-être en regardant un téléfilm une fois que les enfants sont couchés, ou Avant toi car son ado serait en train de lire le livre. (Ils sont quasiment pareil, rien de bon à sauver.)

Le mari de son ancienne collègue, fait maintenant parti de ses références de personnes en fauteuil et de ceux qui les aiment, ce qui pourrait grâce à un biais, confirmer ses hypothèses sur la pitié qu’on leur porte — tout ça car je n’ai pas lutté assez fort pour le convaincre du contraire. Je ne lui ai pas parlé du jour ou avec mon conjoint nous avons révisé ensemble pour nos partiels à 10h du matin, et où le café s’est transformé en whisky qui est lui-même devenu un karaoké pendant qu’il me raccompagnait chez moi. Ou du premier cadeau qu’il m’a offert après seulement 15 jours de relation. Je lui ai avoué que sauter apaisait mon anxiété, et il a sonné chez moi la semaine suivante avec un trampoline d’intérieur.

Nous avons tous en tête une panoplie de clichés, de personnes que l’on considère comme représentatives de groupes que l’on ne comprend pas totalement : la tante collectionneuse compulsive de poupées, le petit ami du voisin qui a une maladie rare… Avec les représentations prévisibles données par les médias, ils forment un ensemble d’images construisant les clichés, les modèles dont seuls les plus fermement décidés arrivent à se défaire. En dévoilant sa tétraplégie à un étranger, j’ai ajouté son image au tas que possède mon collègue. Mon mari n’a alors plus de singularités, de caractéristiques personnelles – il n’est plus celui qui m’écrit des lettres d’amour et enseigne le théâtre d’impro, qui est très Virgo par rapport à notre problème de serviette à la maison, et qui, à mon inverse, est silencieux et discret lors de séminaires universitaires. En nous séparant, je me suis demandée : Est-ce que mon collège va rentrer chez lui, désormais, et dire à sa femme avec soulagement, « Dieu merci nous ne sommes pas comme eux »?

*

Malgré l’arrogance des propos de mon collègue je savais qu’il avait une image en tête, car elle est très courante: Je dois être réveillée la nuit, nettoyant les restes de vaisselle seule, remplie du seul désir que la colonne de mon mari se rétablisse magiquement de sa tragique torpeur. Ou peut-être ils imaginent que je suis son « aide-soignante », un mot lourd, chargé d’arrogance. Supposition faite dans un seul sens.

Franchement ? Je n’ai pas cuisiné une seule fois ce mois-ci (trop de deadlines), il reste la majorité du temps avec le bébé (je suis une lève-tôt), et il passe bien plus de temps à être mon psy amateur ou prêtre derrière l’écran du confessionnal (les athéistes en ont aussi besoin) que j’en ai passé à m’occuper de n’importe lequel de ses traitements médicaux. Il me chante des berceuses. Je suis une boule de nerfs sur tous et n’importe quoi, mis à part sa paralysie. A l’inverse de mes symptômes anxieux et dépressifs, son handicap est constant, c’est le seule chose qui n’est pas faite d’imprévus. Je gère mal les imprévus.

Je suis reconnaissante du dialogue qu’il y a sur la charge mentale actuellement sur la façon dont elle s’exprime selon le genre, même si je l’ai vu en étant gênée, embarrassée d’en faire parti. Je ne me souviens pas des rendez-vous, je suis la personne de la maison élue La Plus Prévisible à Laisser de la Vaisselle Sale Indéfiniment, et je ne suis clairement pas celle qui passe la majorité des appels. Toujours est-il, qu’être visiblement en couple avec une personne ayant un handicap physique apporte son partage équitable concernant la charge émotionnelle.

La charge émotionnelle, dans la plupart des cas, implique la gestion des sentiments, autant les siens que ceux des autres—et le spectre de la chaise-roulante en apporte beaucoup. Au restaurant, les serveuses la bouche grande ouverte, anxieuses, avant de chuchoter entre elles—ou est-ce qu’on doit les mettre ?— et les gens qui nous coincent dans notre van adapté au fauteuil roulant en se garant sur les zones réservés qui ont l’air, au mieux, penauds ou, parfois, provocateurs: Qu’est ce que vous avez de si spécial ?

Ça vient sous forme d’épaules tendues et de questions, les tâches quotidiennes transformées en parcours du combattant : Le serveur saura où nous placer ? Est-ce qu’on sera renvoyé chez nous ? La doctoresse va-t-elle vraiment lui parler, ou est-ce qu’elle va plutôt regarder au-dessus de lui pour finalement se concentrer sur mon regard ? Regarder quelqu’un souffrir et être déçue—pas par une cause interne, comme ma dépression, mais par les autres et même par les bâtiments— encore et toujours, et être impuissante, ne pouvoir rien faire pour réduire la tension qui s’accumule sur le dos de quelqu’un dont on attend, jour après jour, qu’il prouve qu’il n’est pas un poids.

C’est ta propre tristesse, tes propres besoins, tous étant rétrospectivement attribués à quelque chose dont il s’est remis sur tous les plans sauf physique – le seul plan qui ait de l’importance dans l’histoire qu’ils attendent que tu racontes.

C’est garder un sourire de façade quand, tu apprends, une fois que ton partenaire a voulu y avoir son repas d’anniversaire, que le restaurant qui fait sa publicité sur son « accessibilité » ne l’est que parce que quelques personnes ont étés aidées à passer les marches placées devant la seule entrée. Le manager proposa que l’un des chauffeurs le porte. « Ma chaise pèse 136 kilos », dit-il, naïvement. Le manager haussa les épaules, comme pour dire, En même temps ? Vous espériez quoi ?

Il devrait, désormais, passer la nuit à s’excuser d’avoir pris tant de place, et tu es supposé faire semblant de ne pas avoir remarqué. Il se défend bien, comme toujours, mais ses épaules s’affaissent et ses yeux luisent de douleur, même après quelques cocktails pris dans un lieu différent. T’as envie de crier sur quelqu’un, ou au moins écrire une lettre, mais il n’y a personne à qui écrire.

C’est être effrayé ; pas du handicap en lui-même, mais de l’inconfort et de la peur qu’exprime tout le monde, qui me sont renvoyés car je suis considérée comme l’aide-soignante. Ne me regardez pas comme ça, c’est ce que je voudrais dire à ceux qui me prennent en pitié. Construisez plutôt une foutue rampe.

*

Le fauteuil est inextricable de ma réalité, impossible à détacher de la toile qu’est notre vie ensemble. Je ne peux le séparer des souvenirs où il a pris soin de moi plutôt que l’inverse, de réciprocité. Rouler dans son fauteuil pour coucher notre fille, et lorsque j’étais enceinte, je montais sur ses genoux et il m’amenait jusqu’à mon bureau pour travailler. Lors d’un épisode dépressif ou d’une crise d’angoisse, j’ai entendu le bruit de ses roues (aussi reconnaissable que le sont des pas, vraiment) dans le couloir et j’ai senti mon souffle ralentir ; il était à la maison. Ce n’est pas le genre d’histoires racontées par Hollywood quand ils veulent créer une romance poignante avec une personne en fauteuil.

J’ai écrit une histoire sur ma dépression et mon Syndrôme Post-Traumatique ayant pour toile de fond une ville fantôme dans un désert que nous avions visité, et je l’ai partagé avec un atelier d’écriture. J’y ai inclus une ligne parlant de sa paralysie. « Son corps est censé représenter le désert ? » a demandé l’un des étudiants. « Parce qu’il est vide maintenant, depuis l’accident ? » Un autre a rajouté, « C’est une ville fantôme. C’est lui le véritable fantôme ? »

Etre en couple avec un tétraplégique revient quelque part à aimer un fantôme, mais pas dans le sens évoqué par la majorité. Il est à la fois invisible et, une fois vu, il n’y a plus qu’une chose que les gens semblent remarquer à son propos. Une histoire avec un fantôme est premièrement une histoire de fantôme, ce n’est pas une histoire dont le thème sera le sport, une romance ou un conflit familial. De même, la chaise roulante, l’éternel catalyseur des sentiments de la foule – peur, pitié, inspiration – fonctionne en tant qu’axe de chaque récit que nous pouvons construire, autour de quoi tourne tout le reste. Même si tu ne le veux pas, la chaise roulante devient la protagoniste, l’antagoniste, et tout ce qui se trouve entre.

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Quand je suis éveillée la nuit, pour être totalement honnête, je ne me fais pas des plans sur des remèdes miracles. Je rêve de rampes. Des rampes menant aux douches, aux maisons et cascades, à des promenades en charrettes et calèches hantées, à des entretiens d’embauche ainsi qu’au Capitol Hill. Et un sol nivelé qui remplit son soit-disant but, en gardant tout le monde sur le même plan. Dans mes rêve, les mots n’ont plus leur sens propre ; « rustique » et « pittoresque » sont séparés de « petit » et « bondé » et « sinueux », et « huppé » n’est plus en lien avec un escalier étroit allant jusqu’à un bar clandestin souterrain. Les hôtes et hôtesses dans les restaurants et les avions ne sont plus effrayés. Et les médecins sont à l’écoute.

Dans mes rêves, je ne veux pas le voir marcher. Je veux qu’on arrête de le blesser.
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Cet article est une traduction effectuée par nos soins dans le cadre d’un vaste projet de traduction de ressources (articles, interviews, vidéos, etc.) autour du handicap, du validisme et du féminisme. Si vous souhaitez contribuer à ce projet en traduisant des ressources ou en nous soumettant des ressources intéressantes, n’hésitez pas à nous contacter !

Source : What the World Gets Wrong About My Quadriplegic Husband and Me, un article publié en décembre 2017 sur le site catapult.co, et écrit par Laura Dorwart.