Les mouvements handicapés en lutte pour leurs droits ont beaucoup à apporter au débat sur la loi fin de vie. La proposition d’une mort assistée advient dans un contexte où la vie digne des personnes vulnérabilisées n’est pas du tout assurée (voir même empêchée). Les voix « progressistes » du débat pourraient combler leurs angles morts en se saisissant des analyses l’anti-validistes.

L’examen de la loi fin de vie, visant à légiférer l’accès à l’Aide Médicale à Mourir polarise le débat entre ceux “en faveur”, perçus comme progressistes, et les “anti”, perçus comme conservateurs aux arguments religieux ou moralistes. Sur le banc de touche, observant le match en nous rongeant les ongles, il y a nous, les membres du mouvement anti-validiste.

Nous sommes du côté des défenseurs de la solidarité, de la justice sociale, du progrès des droits, et en même temps, nous tirons la sonnette d’alarme sur le projet de l’Aide Médicale à Mourir. Le système de soin est en déconstruction, les systèmes de solidarité sont démantelés et la vie autonome et digne des personnes (quels que soient leurs besoins d’assistance) n’est pas assurée.

Nous craignons que les personnes minorisées, précaires, éloignées du soin, soient les premières à demander l’Aide Médicale à Mourir. Ce qui devrait être un progrès social, pourrait alors s’avérer être un projet d’éradication des plus vulnérables.

L’analyse anti-validiste doit faire partie du débat sur l’Aide Médicale à Mourir

« Presque toutes les questions de soins de fin de vie, tels que l’accès aux soins de santé et de soulagement de la douleur, les soins personnels à domicile, l’entraide et le soutien de la famille ont été un enjeu pour les questions des droits des handicapés depuis des décennies. Pratiquement toutes les personnes avec une «maladie terminale» (six mois ou moins à vivre) ont des handicaps. En outre, dans tous les lieux où le suicide assisté est censé être réservé aux personnes qui sont des «malades en phase terminale», des gens qui ne sont pas «en phase terminale» sont systématiquement aidés à mourir », peut on lire dans la FAQ du Collectif handi Not Dead Yet

Validisme : Système d’oppression subi par les personnes handicapées du fait de leur non correspondance aux normes médicales établissant la validité. L’idéologie validiste postule que les corps non correspondant, jugés handicapés, ont alors moins de valeur. Ils sont naturellement considérés comme inférieurs, et donc discriminables. Définition à lire dans Le dictionnaire Crip de Charlotte Puiseux 

“Le validisme s’est amplifié durant cette période [durant la crise sanitaire du covid] par un phénomène de banalisation du mal quand il est devenu tolérable de sacrifier des vies sous prétexte qu’elles ne correspondent pas à notre idéal d’humanité” explique Charlotte Puiseux, dans son essai anti-validiste de De chair et de fer, Ed. La Découverte. 

L’analyse anti-validiste consiste à identifier comment l’organisation sociale pourrait réduire l’isolement, les violences vécues par les personnes handicapées dans une société valide.

Les personnes concernées par l’Aide Médicale à Mourir sont, de fait, des personnes handicapées. 

Le handicap, selon La loi de 2005 sur l’égalité des chances, est défini ainsi : “Constitue un handicap, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant.”

Le niveau d’exclusion de la vie sociale qu’expérimentent les personnes handicapées est relatif à l’hostilité et l’inaccessibilité de la société. Or la société est largement hostile et inaccessible aux personnes handicapées. Nous craignons de voir de trop nombreuses personnes handicapées faire appel à l’Aide Médicale à Mourir.

La fin de vie commence bien avant la fin de vie, pour les handicapés comme pour les valides. 

Parmi les critères d’accès à l’Aide Médicale à Mourir énoncés par E. Macron dans le journal LaCroix figure la souffrance physique ou psychologique réfractaire (impossible à soigner).

Comment être certains que les souffrances des demandeurs de l’Aide Médicale à Mourir, malades (donc handicapés) et rendus vulnérables, sont impossibles à réduire, dans une société avec autant de violences validistes ?

Le validisme précarise les personnes dont la manière d’être vivant n’est pas assez productive ou pas assez valide en les excluant de l’emploi, du logement. Les personnes handicapées n’ont pas les moyens de vivre dignement. “Le taux de pauvreté des personnes handicapées atteint presque 20 % (donnée 2019 du ministère des Solidarités), un niveau très supérieur à celui des personnes valides (12,8 %). Au total, près de 840 000 personnes handicapées sont pauvres.” estime l’observatoire des inégalités

Les personnes handicapées sont particulièrement exposées aux violences sexistes et sexuelles. 4 femmes handicapées sur 5 ont subi des violences, de toute sorte. On estime 35% de violences sexistes au sein du couple pour les femmes handies contre 19% chez les valides.

Il y a 3 fois plus d’inceste sur les enfants handicapés. Résolution du Parlement Européen 2007 sur la situation des femmes

handicapées dans l’UE et Rapport de la Civiise. Ces violences produisent de grandes souffrances. Et on sait la difficulté collective actuelle à les empêcher et à les soulager.

La précarité est au cœur de la notion de vie digne. On sait que 1 français sur 4 renonce à des soins pour des raisons financières d’après l’Enquête IFOP sur l’impact du reste à charge médical en novembre 2023. Être mal soigné peut amener à une situation de handicap, et l’installation de souffrances psychiques et physiologiques importantes. La précarité produit également du handicap.

La prise en charge médicale est inégale dans le territoire et la prise en charge de la douleur est minuscule. L’Association Française pour Vaincre la Douleur estime que seulement 3% des personnes souffrant de douleur chronique sont prises en charge dans un Centre d’Etude et de Traitement la Douleur (CETD).

Enfin, supposons que quelqu’un ait vécu sans soucis de santé toute sa vie et que finalement il ou elle soit foudroyé d’une maladie incurable produisant de grandes souffrances. Vingt-six départements ne proposent aucun soin palliatif en France, et ceux qui le font ne disposent pas des moyens suffisants pour assurer cette mission. Les soins palliatifs, parent pauvre de l’hôpital public français – Slate.

En tant que société, il semble impossible d’assurer une vie digne aux personnes handicapées. Il semble également impossible pour le moment d’assurer la prise en charge correcte des personnes en souffrance. Comment ne pas craindre une surreprésentation des personnes handicapées, ou handicapées en devenir, dans les demandeurs de l’Aide Médicale à Mourir ? 

Une personne en fauteuil roulant est devant un bâtiment. Il y a deux entrées. L’entrée « prévention au suicide » a des escaliers alors que l’entrée « aide à mourir » a une rampe d’accès. Dessin issu du site internet Not Dead Yet
Illustration par Mathilde François – lavieacroquer.wordpress.com

Le développement de la prise en charge complète de la fin de vie et l’assurance d’une vie autonome digne aux personnes vulnérables ? Nous ne demandons pas mieux, mais ne voyons rien venir. 

La convention citoyenne sur la fin de vie a rendu son rapport en 2023 et a conclu la nécessité de mettre en place le suicide assisté et l’euthanasie sous conditions que la loi soit accompagnée par des changements structurels dans le traitement de la douleur et des soins paliatifs.

Il est très difficile de croire les promesses faites dans tous les sens d’un vrai plan de développement des soins palliatifs. Emmanuel Macron dans l’entretien LaCroix

Nous pouvons (tristement) assurer que la société française est actuellement bien en difficulté pour assurer la vie digne et autonome des plus dépendants, que ce soit les handis, les vieux ou les malades.

Le droit à la Vie Autonome et digne est un combat des mouvements antivalidistes depuis des décennies. La France est en retard dans la mise en œuvre de cette politique et régulièrement rappelée à l’ordre par l’ONU.

Le modèle dominant pour penser le handicap individualise les vulnérabilités, l’aide à mourir pourrait en être l’aboutissement. 

Le modèle médical est le modèle majoritaire de considération du handicap : il s’agit de considérer le handicap comme un problème individuel de santé.

Par opposition, le modèle social consiste à considérer le handicap comme le produit d’une organisation sociale. Le mouvement antivalidiste défend le passage du modèle médical au modèle social. Nous pensons qu’une vie belle est possible à condition d’évolutions structurelles.

L’ensemble de notre culture collective concernant le handicap est donc perméable à la notion de méritocratie. Une des conséquence concrète de ce modèle validiste est que les personnes handicapées sont en permanences soumises (comme tous les précaires) à l’injonction au dépassement de sa condition. Nous sommes sur-responsabilisés de notre situation.

La honte et la culpabilité individuelle peuvent être extrêmement fortes. La violence sociale est intériorisée par les gens. On parle de plus en plus des conséquences concrètes des oppressions systémiques sur la santé mentale.

Il est essentiel d’intégrer au débat sur la Fin de Vie, la nécessité de la désinstitutionnalisation et le renforcement des services de proximité pour la vie autonome.

Comme le dit Alexis Burnod, médecin, chef des soins palliatifs à l’Institut Curie, membre de la SFAP (Société française d’accompagnement et de soins palliatifs) dans la matinale de France Inter, la première raison de demande d’aide à mourir est la solitude dans les documents publiés par les USA. La solitude est une conséquence majeure de l’institutionnalisation, quand on est coupé de ses proches, de son environnement.

La deuxième raison est le sentiment d’être un poids pour ses proches. N’est-ce pas la conséquence du délitement des services d’accompagnement à domicile et du peu de moyens qui est mis dedans ? Mais également des privations de droits si fréquent dans les MDPH qui vous obligent soit à vous reposer sur la solidarité familiale, soit à aller en institutions

“C’est littéralement un scandale humanitaire qui se joue dans les MDPH, où les droits les plus fondamentaux à vivre des personnes handicapées sont bafoués, où les personnes sont au mieux poussées à aller en institution, au pire à mourir.” (Propos de Charlotte Puiseux pour l’article d’Alexia Soyeux, L’euthanasie n’est pas de gauche )

La déconsidération des personnes handicapées imprègne les perception des personnes valides, des personnes handicapées elles mêmes, des soignants, des décideur·euse·s. Pourtant, le validisme n’est nommé nulle part, les soignants ne sont pas formés, les proches pas accompagnés. 

« Moi, à ta place, je me tuerais. » Il faut être bien malade ou handicapé pour s’entendre confier, sans l’ombre d’une gêne, cette candide incitation au suicide. Et le fait qu’elle soit généralement camouflée derrière un compliment (« Je t’admire, tu es si courageuse ») n’enlève rien du cinglant de la claque écrit Céline Extenso, fondatrice des Dévalideuses dans Politis en mai 2024

Il est irresponsable de considérer la loi sur la fin de vie sans prendre en compte le contexte de validisme structurel de la société, ainsi que la déconstruction des systèmes de solidarité actuelle. 

La gauche doit se former urgemment aux enjeux antivalidistes 

Il est désagréable, pour les discours anti-validistes, d’être perçus comme “anti” légifération pour la fin de vie, et d’être d’office classés aux côtés des arguments conservateurs et moralistes puisque nous nous relevons du camp des féministes, des progressistes et de celleux qui luttent pour l’égalité réelle par la solidarité et la fin des discriminations. Nous appelons les représentantes et représentants de la gauche, les membres des syndicats, des partis, des mouvements à se former en hâte aux enjeux de l’anti-validisme.

à lire pour aller plus loin : 

Nous ne sommes pas des « dommages collatéraux » – Le Clhee

Le validisme caché derrière un projet de loi aux apparences progressistes – Blog antivalidiste wheelinked

Fin de vie : pour les personnes handicapées, « la mort ou quelle vie ? » – Chronique de Céline Extenso – Politis 

L’euthanasie n’est pas de gauche – Alexia Soyeux, interview de Charlotte Puiseux – Présage