Je m’appelle Avril (c’est un pseudo) et j’ai aujourd’hui 35 ans. J’ai actuellement retrouvé une activité professionnelle dans la recherche et j’essaie, à mon niveau, de m’investir dans le militantisme féministe et écologiste. Il y a trois ans, j’ai écris un livre, que j’aimerais faire publier, concernant un évènement qui a radicalement changé ma vie. Le texte qui suit est en partie tiré de l’épilogue de ce livre. J’ai l’ai lu, avec l’aide d’une alliée, au cours de la manifestation du 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes et des minorités de genre, qui a eu lieu dans ma ville.
Avril | avrilavie@proton.me
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En 2017, je suis brutalement passée dans la catégorie « personnes handicapées ». Un évènement inattendu m’a plongée dans un état de dépendance extrême associé à des douleurs terribles, des difficultés pour respirer et une incapacité à communiquer par quelque moyens que ce soit. En plus de l’horreur de la situation, j’ai subi des violences médicales qui me sont alors apparues comme anecdotiques mais qui n’en demeurent pas moins graves. À ce médecin qui m’a déshabillée sans aucune raison valable, moi qui ne pouvait pas protester ni même réagir, devant toute une équipe d’élèves en médecine et m’a laissée nue en partant avec comme seule option que d’attendre qu’une infirmière entre dans ma chambre et me rhabille, je voudrais lui demander s’il aurait agit ainsi si j’avais été un homme d’une catégorie sociale supérieure.
J’ai, après de nombreux mois, récupéré beaucoup de capacités motrices, même si je suis restée handicapée à 80%. Pourtant, dès que la crise a commencé à se calmer, que les douleurs sont devenues supportables, ma respiration plus aisée et que j’ai pu à nouveau communiquer avec mon entourage, une nouvelle forme d’oppression m’est apparue. Avant même l’arrêt de ma rééducation en centre, le retour à une vie plus classique a été difficile. J’ai rapidement découvert que la société m’est hostile, que ce soit par le manque d’accessibilité des lieux ou par les réactions totalement inappropriées de la plupart des gens. Je fais face à l’ignorance des personnes valides et aux projections qu’elles portent sur moi.
Avant d’être handicapée, j’étais déjà malade chronique, mais cela ne se voyait pas et ne me définissait pas, même pour ceux qui étaient au courant. À partir du moment où mon handicap s’est perçu, j’ai compris dans le regard des autres qu’il est devenu pour eux mon identité. Comment dire à une personne croisée en ville ou au restaurant que je ne suis pas que cela ? Tous ces gens (vendeur∙euse∙s, serveur∙euse∙s, passant∙e∙s…) qui s’adressent à celui ou celle qui m’accompagne pour dire des choses qui me concernent ou même répondre à mes propres questions, celleux qui évitent mon regard, celleux qui cherchent à pousser mon fauteuil électrique (que les choses soient claires, cela ne sert à rien) sans m’en avertir, celleux qui, me voyant avoir des difficultés pour faire quelque chose, se précipitent sur moi, me touchent, mettent leurs mains dans mes affaires sans me demander mon avis ni même me dire « bonjour », celleux qui s’énervent parce que mon fauteuil prend trop de place, me disputent parce que, le nez dans leur téléphone, iels m’ont percutée (mais c’est toujours de ma faute), celleux qui insistent pour rendre un service (« attendez, attendez, je vais le faire ! », non je n’attends pas, si je voulais de l’aide, je l’aurais demandé) et qui se vexent si je leur dis non (est-ce pour moi ou pour vous-même que vous tenez tant à faire ces choses à ma place ?), toustes celleux-là altèrent grandement la sérénité de mon quotidien.
Certaines maladresses partent de bonnes attentions et je crains avoir eu moi-même ce genre de comportement inadapté par le passé. Certaines, en revanche, sont de profondes réactions de rejet voire de dégout ou de peur. Cependant, elles témoignent toutes de l’ignorance de la population générale concernant le handicap et participent à une certaine discrimination : le validisme.
Le validisme a des répercussions sur tous les aspects de nos vies. Je me heurte à cette discrimination dans ma recherche d’emploi, mon envie de faire des rencontres, et plus généralement dans toutes mes activités. Les préjugés sont tellement forts qu’il me semble devoir constamment faire mes preuves, être meilleure, plus drôle, plus patiente que quiconque. Le quotidien est compliqué : puisque rien n’a été pensé pour nous, il faut constamment penser à l’accessibilité, aux moyens de transports et tous les détails de chaque action. Je me rends compte, frustrée et déçue, que je n’ai plus le droit à la spontanéité. Par exemple, on demande aux personnes en situations de handicap de réserver des services qui suppléent le manque d’accessibilité (alors que ce manque ne devrait pas exister selon la loi handicap de 2005) plusieurs jours voire semaines à l’avance. Il faut aussi penser aux commodités (les toilettes dans les trains, par exemple, ne sont pas accessibles en fauteuil) et à un ensemble de choses pourtant essentielles et dont le commun des mortels n’a pas à se soucier. Pourtant, la possibilité d’une maladie ou d’un accident et, par-dessus tout, le vieillissement existent pour tout à chacun∙e. Comment peut-on alors ignorer et exclure ainsi une partie de la population, alors même que nous serons toustes plus ou moins amené∙e∙s à en faire partie un jour ?
Alors que ces questions m’interrogent, je découvre des collectifs de militant∙e∙s handicapé∙e∙s et comprend que cette lutte se joue depuis longtemps dans l’invisibilité et l’indifférence la plus totale, que l’absence de représentation au sommet de l’État est anormale, qu’il n’est pas logique que tout ce qui concerne les personnes handicapées soit pensé et organisé uniquement par des personnes valides, que l’institutionnalisation ne va pas de soi, que les chances ne sont pas données de la même manière à toustes, que ces discriminations sont liées également à des décisions politiques… Finalement, je crois que la situation arrange bien ceux qui détiennent le pouvoir. Une quantité abyssale d’injustices et d’aberrations, dont j’ignorais l’existence jusque-là, jaillit à ma conscience. Je comprends que le paternalisme de notre société n’en est pas étrangère, que la médicalisation du handicap n’est pas la meilleure solution, et que même les personnes bien intentionnées ne cherchent généralement pas à aller plus loin, ni à comprendre que leurs « bonnes actions » sont parfois plus délétères que l’inaction.
J’aimerais rencontrer quelqu’un, ne plus être célibataire, mais je m’aperçois que beaucoup d’hommes cishet s’arrêtent à mon fauteuil et à mon élocution imparfaite qui sont, semble-t-il, rédhibitoires.
Les femmes handicapées, comme les femmes valides mais à un plus haut degré encore, font l’objet (je cite Les Dévalideuses) « d’infériorisation et d’infantilisation, de contrôle du corps et des comportements, de discriminations sexistes, de privation d’accès à des droits égaux, de violences sexistes, y compris sexuelles, qu’elles soient privées, institutionnelles, médicales, ou économiques ».
Car les femmes, comme les personnes handicapées, sont considérées comme des groupes naturellement inférieurs (aux hommes / aux valides).
En France, 4 femmes en situation de handicap sur 5 subissent des violences et/ou maltraitances de tout type.
- 35 % des femmes en situation de handicap subissent des violences physiques ou sexuelles de la part de leur partenaire, contre 19% des femmes dites valides ;
- Près de 90% des femmes avec un trouble du spectre de l’autisme subissent ou ont subi des violences sexuelles, dont 47% avant 14 ans ;
- 27% des femmes sourdes ou malentendantes déclarent avoir subi des violences au cours de leur vie (source : handiconnect.fr).
Pourtant le mode de calcul de l’Allocation Adulte Handicapé (AAH) et la conjugalisation de son montant qui n’a été que très récemment modifiée, malgré l’opposition ferme du gouvernement, participait à maintenir des personnes vulnérables sous l’emprise de leur éventuel bourreau.
Cinq ans après le jour de bascule, ma vie ne ressemble en rien aux projections que je m’en faisais. Handicapée, célibataire, sans enfant, j’ai appris à me combler par des relations humaines, de la culture sous toute ses formes et trouver du sens dans d’autres choses que celles qu’on juge habituellement essentielles. Cette vie mérite aussi d’être vécue. Elle peut être belle. Beaucoup des choses qui la compliquent viennent en réalité de l’extérieur, de l’adversité, d’éléments qui pourraient être changés s’il y avait une réelle volonté sociétale et politique en ce sens. Il est temps d’avoir une vision moins misérabiliste (comme celle affichée lors du Téléthon) ou héroïsante du handicap (comme lors des jeux paralympiques ou dans les très rares représentations médiatiques de personnes concernées). J’aimerais tant que nous créions ensemble une société où nous aurions tous∙tes notre place. Je sais que cela est possible si nous nous allions pour la construire.