Je fais un métier sujet à beaucoup de projections. Je ne suis pas facteur.ice, prof, pompier.ère, ministre, infirmier.ère, agent.e de surface, joueur.euse professionnel.le de tennis ni garagiste. Aussitôt dit, aussitôt illustré ! Si je te dis que je suis garagiste, tu sais de quoi sont remplies mes journées. Si je te dis prof, tu sais quelles études j’ai dû faire pour y arriver, si je dis pompier, tu sais de quelles compétences j’ai besoin pour bien faire mon métier.
Je ne fais pas un de ces métiers que l’on sait se représenter. Je suis ADV. Je pourrais te donner tout de suite la dénomination complète du métier, mais tu aurais encore des projections fausses dessus. Parce qu’il y a plusieurs manières de faire mon métier et la mienne n’est pas connue, voire critiquée, jugée. Il y a l’ADV normatif et l’ADV autonomistes. Je suis de la seconde catégorie. Toi tu connais la première et c’est pourquoi je ne rentrerai pas dans le détail du nom pour le moment.
Je pars travailler le matin. Je rentre 24h plus tard. Je travaille 24h d’affilée. Je loue mon corps par tranches de 24h. Quand je pars au travail le matin, le temps de trajet entre chez moi et mon lieu de travail est important. Je ne m’en étais pas rendu compte au début : quelque chose change en moi, je me programme. Je passe d’un corps pensant à un corps intelligent. Je passe d’humain à androïde. Quand je rentre chez moi, 24h plus tard, je redeviens humain à plein temps.
C’est ça mon métier, c’est d’être un androïde. Un bon androïde. Un corps intelligent. Pour l’Autre. Quand l’Autre se gratte, je gratte. Quand l’Autre se lave, je lave. Quand l’Autre ouvre son courrier, je déchire l’enveloppe. Quand l’Autre s’habille, j’habille. Quand l’Autre se retourne dans son lit, je retourne.
Je suis là, mais absent. Mon corps est là, mais ma vie à moi est en vacances. Je suis un corps qu’on appelle, qu’on sollicite pour sa capacité à se mouvoir mais pas pour ses idées. Pas pour son vécu, pas pour son avis. Mon métier n’est pas d’avoir un avis. Mon métier c’est d’avoir un corps qui se meut et la capacité à se faire petit. Quand l’Autre discute, je m’éclipse, physiquement ou mentalement. On ne me demande pas d’intervenir dans la conversation, ni de prendre de décision seul. Pas d’initiative non programmée. Ce n’est pas dans mon cahier des charges. Je dois être autonome, mais pas décisionnaire. Cela ne relève pas de moi mais de l’Autre. C’est sa vie à lui, pas la mienne. Je ne décide pas car, souviens-toi, ma vie est en vacances. L’Autre ne me demande pas mon avis, ou si peu. On ne demande pas son avis à un robot, n’est-ce pas ? On parle du travail, de l’organisation du travail. Mais pas de sa vie, ni de la mienne. Parce que là, quand je travaille, je suis un androïde.
Alors moi mon cahier des charges est d’être un corps intelligent. Pas d’être un ami ou une relation, juste un corps intelligent. Et ma vie est en vacances. Alors nos vies, ça n’est pas le sujet entre nous. Elles ne se croisent pas comme elles peuvent le faire au-dessus d’un café entre deux ami.e.s.
“Mais comment ! C’est inhumain ton travail ! Comment peux-tu supporter qu’on te traite comme un robot ? Il est horrible, l’Autre !”
Je t’entends d’ici crier au scandale. Mais attends, je ne t’ai pas encore tout dit. On ne me “traite” pas comme un robot. Je suis un robot, un androïde, plus précisément. C’est dans le contrat, c’est le cahier des charges. J’ai signé pour louer mon corps intelligent pour 24h. Mais il y a des règles. Je les connais et je les accepte. L’Autre respecte mon travail et me respecte. Nous respectons le contrat de travail qui nous lie et qui nous met en relation. Ce n’est pas parce que lui est là en qualité d’humain et moi d’androïde que nous ne pouvons pas nous respecter. Qui dit différence de nature ne dit pas déséquilibre dans le traitement. Il n’y a bien que les humains pour se dire que l’on peut se permettre de maltraiter l’Autre sous prétexte qu’iel est différent de nous.
L’Autre a besoin d’un corps qui peut se mouvoir dans sa vie. Moi j’ai besoin d’un salaire pour mener la mienne. Nous avons une relation de co-dépendance structurée par un contrat de travail que nous avons tous les deux signé. Et dans cette relation, nous nous respectons.
Et je tiens même à préciser que j’en ai fait des boulots dans ma vie ou j’étais là en tant qu’humain et où j’ai été maltraité voire humilié.
Je n’ai jamais été aussi bien traité et respecté dans mon travail salarié que depuis que je suis un androïde.
Tu dois te demander qui est cet Autre pour qui je travaille. C’est une personne comme une autre, avec ses joies et ses peines. C’est un Autre pour moi, comme c’est un Autre pour toi. Et pour comprendre la logique de mon métier, pour comprendre pourquoi l’Autre m’emploie en tant qu’androïde et non en tant qu’humain, je t’invite à faire preuve d’empathie et à te projeter un instant à la place de l’Autre.
Je suis ADV. Assistant De Vie à domicile pour une personne tétraplégique. Cet Autre a besoin de corps qui se meuvent pour plein de petits gestes de la vie, 24h/24, 7j/7. Nous sommes une équipe de 5 ADVs à travailler avec lui 365 jours par an, 24h/24. Nous nous devons d’être des corps intelligents.
Parce que imagine, toi, avoir une personne que tu embauches, que tu ne connais ni d’Eve ni d’Adam, avec toi, 24h/24, 7j/7 et que cette personne change toutes les 24h. Imagine que chacune de ces personnes vienne au travail avec ses opinions, ses émotions, ses soucis ou ses joies et que toi, tu doives être en relation avec toutes ces personnes, leurs opinions, leurs émotions, leurs soucis et leurs joies. Quand tu défèques, quand tu manges, quand tu te laves, quand tu dors. 24h/24, 7j/7. Quelle place a ta propre vie, là-dedans ? Quelle place ont ton intimité émotionnelle, ton libre arbitre, tes erreurs, si tu as toujours quelqu’un.e avec toi qui pense pour toi, décide pour toi et se permet d’intervenir dans ta vie sous prétexte que tu ne peux pas lever le bras. C’est ça qui est inhumain dans l’histoire !
Aujourd’hui mon travail est inconnu et mal compris. Quand je dis assistant de vie, les gens pensent EPHAD, ADMR, prestataire. Les gens pensent au film « Intouchable ». Les gens pensent auxiliaire de vie.
Mon métier n’a rien à voir. Je suis assistant de vie autonomiste, je suis – du moins je cherche à être – un androïde en or pour permettre à l’Autre de vivre sa vie, pas la mienne.
Noé Théry
Collectif d’ADVs, employeur.es et entourage d’employeur.es pour faire connaître et développer l’éthique autonomistes dans le métier d’assistant.e de vie :
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Crédit image : Myriam Kluska (https://chezbabayaga.fr)