Je me rappelle d’une discussion, pendant mes études de psycho, avec un ami qui m’avait dit en toute honnêteté « Tu sais, si un jour on connaît une crise, c’est toujours les plus vulnérables qui paieront en premier ». Il avait ajouté en me regardant droit dans les yeux « Les personnes handicapées seront en première ligne ! ». Je ne vais pas dire que ce fut une révélation car je le savais au fond de moi mais, ainsi formulé j’avais quand même eu un choc ! La preuve, dix ans après je me souviens très bien de cette scène…
Quand tout va (à peu près) bien, les grandes idées d’égalité et de justice universelle sont rassurantes, mais quand la pandémie frappe à la porte, la société se révèle telle qu’elle est vraiment. Les beaux discours deviennent superflus et le pragmatisme validiste, raciste, putophobe, transphobe, sexiste… retrouve splendeur et grandeur.

La crise du covid 19 fait exploser au grand jour les manipulations politiques que sont l’éloge des institutions spécialisées, les journées handi-valides et autres cafés joyeux. Elle nous montre à quel point on nous leurre avec des valeurs creuses qui nous font miroiter un monde meilleur où tout le monde aurait sa place. Les minorités, et notamment les personnes handicapées, restent à la marge du système et en sont totalement rejetées quand ce système vient à craquer. Tout le monde paye aujourd’hui très cher le démantèlement de l’hôpital public, la suppression des lits, des postes, le manque de moyens qui auraient pu sauver des milliers de gens. Mais nos vies, celles des personnes handicapées, comme celles des personnes trans, des travailleuses du sexe, et autres individus précaires… sont les premières à être sacrifiées dans cette course à la privatisation et la rentabilité. Course totalement contraire à l’idée même d’une santé accessible à toutes et tous qui est censée être la base de notre société, un bien commun.

Il ne faut cependant pas oublier que, même en temps de calme sanitaire, des personnes se battent contre certains effets de ce système médical. Le système est indéniablement en faillite par manque de moyens politico-économiques, et cette faillite exacerbe les idéologies destructrices qui traversent habituellement l’ensemble de la société et qui maltraitent les corps différents de la norme. Aujourd’hui cette réalité ne fait que prendre plus d’ampleur, avec l’aval des dirigeants, dirigeantes, et d’une certaine partie de la population qui estiment logique que « la loi du plus fort reprenne ses droits ». Mais est-ce comme ça que l’on va gagner contre un ennemi qui nous est pourtant commun ? En ne pensant qu’à soi ? En s’estimant plus fort ou plus forte que les autres, capable de les écraser alors que nous sommes toutes et tous dans le même bateau ?

La conclusion malheureuse est que nous ne faisons visiblement pas partie de la même équipe ; divisés en catégories, il faut être du bon côté de la ligne qui délimite l’humanité secourable de celle qui ne l’est pas. Tant pis pour celles et ceux qui, en première ligne n’ont pas de protection comme les caissières, celles et ceux qu’on sacrifie comme les personnes handicapées, celles et ceux qui ne peuvent plus travailler comme les travailleuses du sexe mais qui n’auront le droit à rien puisque leur travail n’est pas reconnu… Puis il y a celles et ceux qui, du haut de leurs privilèges, estiment être les plus dignes de vivre.

Certains et certaines cherchent à se rassurer en utilisant l’autre comme barrière contre la peur de leur propre mort. L’autre, plus faible, est envisagé en rempart par le ou la plus normal contre la vision de sa propre destruction. En mourant avant, le ou la plus fragile donne le temps de se préparer à combattre le virus. Il ou elle ne monopolise pas des services utiles aux plus « vaillants » qui ont été réduits à misère ; son sacrifice est donc logique… Mais il ne faut pas oublier que l’autre est aussi mon double, celui ou celle que je peux devenir, que je suis déjà par certains moments, à certains endroits. Le ou la sauver n’est pas un acte vain, c’est aussi me sauver moi-même, sauver un parent que j’aime, un ami cher, une amie chère, un être auquel je tiens….

Hiérarchiser les êtres-humains comme cela est en train de se faire en ce moment rappelle les heures les plus sombres de notre histoire. N’a-t-on rien appris de ces événements ? Notre humanité disparaît-elle sous la pression sanitaire et économique ? La non correspondance aux normes validistes est très vaste, bien au-delà de simples critères vitaux, pourtant elle justifie trop souvent, et encore plus en ce moment, des choix qui sont faits sur qui doit vivre ou mourir. Face à une réalité violente de la destruction des vies en faveur des profits économiques, le validisme devient une boussole à laquelle se raccrocher. Ce désastre sanitaire était annoncé au vu des politiques irresponsables menées depuis des décennies et amène inévitablement à devoir faire des choix aujourd’hui, mais sacrifier les personnes handicapées en premier lieu est le reflet du validisme profond qui ronge notre société. Les personnes jugées « sacrifiables » sont pourtant les enfants, les parents, les amis de quelqu’un et participent, quoi qu’on en dise, à la société. Peut-être pas toujours comme le capital le voudrait mais ils et elles sont l’humanité au même titre que n’importe qui. Nous sommes ensemble l’humanité et c’est ensemble que nous la sauverons…

 

Ce texte a été écrit par Charlotte Puiseux, psychologue clinicienne et docteure en philosophie, et initialement publié sur son blog charlottepuiseux.weebly.com. Nous le publions ici avec son accord.