Une interview réalisée par Sarah Mirk traduite par Les Dévalideuses.
Cette semaine dans notre podcast, j’ai parlé avec quelques personnes, venant d’horizons différents, du pouvoir qu’a la réappropriation du langage. Une de ces personnes est l’écrivaine et activiste handicapée Caitlin Wood. Dans son travail, Caitlin utilise souvent le mot « crip », mot désignant les personnes handicapées de façon péjorative. En 2012, elle a écrit une chronique super intéressante pour « Bitch » sur les handicaps dans la culture pop intitulée Tales from the Crip et, plus récemment, Caitlin a édité l’anthologie Criptiques, une collection d’essais produits par des personnes handicapées.

Caitlin m’a parlé du mot « crip » et de son utilisation. Si vous n’avez jamais entendu parler de la culture du crip ou si vous n’êtes pas certain de l’usage de ce mot, Caitlin vous fournit quelques informations essentielles. Vous pouvez écouter l’interview ci-dessous ou lire la transcription.

 

SARAH MIRK : J’espère que vous pourrez nous parler du mot  « crip  » et nous expliquer pourquoi vous l’utilisez pour vous décrire, ainsi que pour décrire votre travail.

CAITLIN WOODEt bien c’est une très bonne question. En fait, dans mon introduction à Criptiques, je dis que « crip » est mon mot de quatre lettres préféré car il est grossier pour certains, mais personnellement, je l’adore. Je pense qu’il me décrit bien. Le langage, dans le domaine du handicap, est encore un sujet très débattu. Certaines personnes voudront donc être appelées « handicapés » alors que d’autres préfèreront « personnes handicapées ». Ce débat dure depuis des décennies. Il y a des modèles théoriques qui expliquent pourquoi les gens veulent être appelés d’une certaine manière, les questions d’identité sont également liées à cela. Donc, quand le mot  « crip  » est apparu – je ne l’ai certainement pas inventé – j’essaie de me rappeler quand j’ai entendu le mot crip pour la première fois. C’était lorsque je me suis lancée dans les études sur les personnes handicapées, j’ai entendu parler de cette sous-culture dans le handicap, et de ces personnes handicapées rebelles qui faisaient toutes ces choses vraiment radicales qu’on ne m’avait jamais enseignées à l’école et dont je ne savais rien. Et j’ai vraiment aimé cette idée de se réapproprier ce mot. Donc, crip vient évidemment de « cripple » (qui signifie en français « estropié, boiteux, infirme, invalide »), donc normalement, quand j’entends le mot « cripple » en rapport avec le handicap ou quoi que ce soit d’autre, je ne peux que grimacer. Mais quand j’entends le mot crip, personnellement, c’est un tel symbole d’identité et de culture, c’est un mauvais mot à bien des égards, et ça a un avantage. Mais c’est aussi un mot vraiment cool, je dirais, en ce sens que lorsqu’une personne handicapée que je rencontre se qualifie elle-même de crip, je sais qu’elle est déprimée. Pour moi, c’est une façon de supposer que nous serons probablement sur la même longueur d’onde en ce qui concerne la politique, l’identité et la culture des personnes handicapées.

SARAH MIRK : Qu’est-ce que le mot vous évoque, exactement ? Lorsque vous entendez quelqu’un se décrire comme un  » crip « , ou lorsque vous le dites vous-même, à quel genre d’identité cela renvoie ? En comparaison à quelqu’un qui utiliserait le mot « cripple » pour vous décrire. En quoi ces deux mots sont-ils si différents ?

CAITLIN WOODEh bien, si quelqu’un m’appelait cripple, je serais vraiment énervée ! Et j’ai eu une personne vraiment en colère contre moi à cause de ce titre.

SARAH MIRK : A propos de Criptiques… le mot « criptiques ».

CAITLIN WOODOui, sur « Criptiques ». C’était un gars en Australie qui m’a trouvée sur Twitter et m’a dit des choses vraiment, vraiment insultantes. Ça m’a fait rire, dans un sens. Mais je me suis sentie mal, dans cette situation, car cette personne faisait partie de ma culture et de ma communauté ne se reconnaissait pas dedans comme je m’y reconnaissais. Et je pense que c’est avec cette situation, ou, « crip » a décrit, pour moi, quelqu’un qui s’y connait en politique des personnes handicapées, qui sera surement au courant des histoires ainsi que de ce qu’il se passe dans la communauté des personnes handicapées, qui est probablement bien renseigné au sujet des violences policières envers les personnes handicapées, le chômage et toutes ces questions qui sont si importantes et pourtant si ignorées. De mon point de vue, c’est juste un symbole de la communauté et de la culture, c’est quelqu’un avec qui j’aimerai probablement parler – en opposition à quelqu’un qui considère son handicap comme honteux ou quelque chose qui doit être surmonté, ce qui est si répandu dans les médias. C’est généralement ce que vous voyez dans les représentations du handicap. On est censé être inspirant et surmonter nos handicaps et tout cela par rapport à un « cripple » qui représente simplement ce que nous sommes, et nous sommes fiers de ce que nous sommes.

SARAH MIRK : Donc, comme vous l’avez dit, ce ne sont pas tous les handicapés qui utilisent le mot  » crip « , et certaines personnes le trouvent offensant ou choquant.

CAITLIN WOODC’est vrai. Bien sûr.

SARAH MIRK : Alors pourquoi se battre ? Pour vous, quel est le but d’utiliser le mot « crip », son pouvoir, même si vous savez que ça va déranger ?

CAITLIN WOODPeu importe ce que vous faites dans la communauté des handicapés, vous allez en froisser, carc’est une communauté tellement énorme et hétérogène. Elle est pleine d’opinions et de vécus très différents parce que les handicaps touchent tout le monde et n’importe qui dans n’importe quelle culture. Il y aura donc, bien sûr, des divergences et des désaccords. Mais l’un de mes objectifs avec ce livre était d’atteindre des gens qui n’ont peut-être pas eu les mêmes privilèges que moi en termes d’accès aux articles d’études sur les handicaps, ainsi que la possibilité de discuter avec des personnes extraordinaires. Je voulais donc vraiment atteindre ces gens qui n’ont pas eu les mêmes opportunités et leur dire, hé, voici cette culture super cool dont vous devriez être vraiment fier de faire partie. Il y a des choses géniales qui se passent, des supers artistes, activistes et des écrivains extraordinaires qui ne reçoivent pas nécessairement la même publicité. Mais l’un de mes objectifs était d’atteindre les gens et j’espère qu’ils liront ceci et se sentiront validés ainsi que fiers de leur communauté.

SARAH MIRK : Donc, pour les personnes qui sont en train de lire et qui ne sont pas familières avec une vaste gamme d’études sur les handicaps et qui n’ont peut-être jamais entendu ou utilisé le mot  » crip  » auparavant, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur son utilisation, sur la façon dont vous l’utilisez et sur les façons dont il serait incorrect, mal venu ou offensant d’utiliser le mot « crip«  ?

CAITLIN WOODBien sûr. Je dirais que seule les personnes handicapées devraient l’utiliser. J’ai toujours eu des problèmes à cause de ma façon de parler [rires]. J’ai eu des ennuis pour avoir dit le mot  « handicapé » parce qu’il y a toujours ce [soupirs] débat très intense sur le fait que nous devrions plutôt dire  « personnes handicapées ». Pour moi, cela ne me décrit pas, et ce n’est pas grave. Tu sais, je pense que les gens devraient s’appeler comme ils le veulent. Mais quand quelqu’un me dit comment je peux m’appeler ou pas, ça me met en rogne. Et donc « crip » est évidemment un peu, comme vous l’avez dit, choquant pour beaucoup de gens. Des personnes non handicapées ne devraient pas l’utiliser, enfin, ce n’est que mon avis. Je ne pense pas que ce serait approprié de quelque façon que ce soit. Mais je ne le dirais probablement pas non plus dans un milieu professionnel, en présence de personnes non handicapées. J’ai l’impression que c’est en quelque sorte réservé à ma communauté, et c’est un mot que nous nous sommes réappropriés, il fait partie de notre culture, c’est un indicateur culturel.

SARAH MIRK : Donc, pour résumé, il y a votre  » Tales From the Crip « , un guest-blog (blog ou l’on invite des gens à écrire) qui était sur Bitch Media, il y a aussi Criptiques, l’anthologie que vous avez éditée. Où d’autre avez-vous vu le mot « crip » apparaître ?

CAITLIN WOODJ’ai écrit à propos de Leroy Moore, qui a lancé la Krip-Hop Nation, et Leroy l’écrit avec un « k ». Donc je l’épelle toujours c-r-i-p. Il l’épelle k-r-i-p, et c’était intentionnel de sa part pour le différencier du gang,tu vois ?Parce que tu penses crip, Bloods et Crips.

SARAH MIRKD’accord.

CAITLIN WOOD : C’est évidemment quelque chose à prendre en compte, et il l’utilisait bien avant moi. Le Krip Hop existe depuis toujours, et Leroy en particulier a été une figure très importante dans la culture des handicapés, il a fait un travail incroyable en couvrant des questions comme la brutalité policière et pleins d’autres sujets dont personne ne c’était occupé. Je ne sais pas exactement quand ça a commencé. Je dirais que cela se situe probablement quelque part pendant le mouvement de défense des droits des personnes handicapées, éventuellement dans les années 80 ou 90, lorsque les militants pour les droits des personnes handicapées construisaient le langage et la communauté. Je pense qu’il est très intentionnel de l’utiliser comme un indicateur, comme le font d’autres communautés qui utilisent un langage réapproprié.

SARAH MIRK : C’est vraiment intéressant. Et donc, quand on vous fait des remarques sur votre langage, comme vous le disiez, elles sont souvent faites par rapport à votre façon de parler du handicap.

CAITLIN WOOD : Tout à fait !

SARAH MIRK : Comment réagissez-vous à cela, et est-ce que les commentaires que vous recevez vous font repenser la façon dont vous vous décrivez ?

CAITLIN WOOD : Non.

SARAH MIRK : J’aime que vous soyez direct, avec « Eeeeet, non ! » [rires]

CAITLIN WOOD : J’y ai beaucoup réfléchi, et je suis très à l’aise avec mes opinions. Je peux comprendre que d’autres personnes ne sont pas d’accord avec moi. Ça me va, et je ne suis pas ici pour dire à qui que ce soit comment ils devraient s’appeler. Appelle-toi comme tu veux. C’est très bien. Mais cela me met vraiment en colère, surtout quand ce sont des personnes non handicapées qui me disent quels mots je devrais utiliser. D’autant plus que je leur demande,mais vous avez déjà lu des articles expliquant pourquoi les gens n’aiment pas le people-first language (revient à décrire une personne avec ce quelle a et non pas ce qu’elle est, par exemple dire d’une personne qu’elle est atteinte d’autisme au lieu de dire qu’elle est autiste). Et ils ne l’ont jamais fait, et c’est exaspérant, c’est à cause de ce genre de situations que j’utilise ce langage là. J’y ai beaucoup réfléchi. J’ai beaucoup lu à ce sujet. Et à ce stade, c’est comme si j’en avais assez d’en parler et d’y penser. L’autre jour, j’ai eu des problèmes avec une autre personne handicapée qui voulait savoir pourquoi je n’utilisais pas le people-first languageC’est comme si c’était toujours la même chose en boucle dès que je fait attention au langage utilisé, et surtout sur ce genre de sujet que je trouve particulièrement fascinant ; cependant, il y a  tellement d’autres questions urgentes à régler dans la communauté des personnes handicapées que j’ai l’impression que c’est un débat qui dure depuis toujours. J’ai donc eu des problèmes pour avoir dit « personne handicapée » au lieu de « personne avec des handicaps ». Si seulement ils savaient que j’utilise « crip ».

 

[Cet article est une traduction effectuée par nos soins d’un article anglophone. Cette traduction a été faite dans le cadre d’un vaste projet de traduction de ressources (articles, interviews, vidéos, etc.) autour du handicap et du féminisme. Si vous souhaitez contribuer à ce projet en traduisant des ressources ou en nous soumettant des ressources intéressantes, n’hésitez pas à nous contacter !]

Cet article est une traduction de Let’s Talk About Crip Culture, une interview publiée en juillet 2015 sur le site BitchMedia.org, et réalisée par Sarah Mirk