Nos corps, nos choix
Ce texte a été rédigé à la demande de Women’s March Paris, dans le cadre de la table ronde du 18 janvier 2020 sur le thème de l’autonomie corporelle
Être femme et handicapée, c’est expérimenter un rapport très particulier à son corps.
D’un côté, un corps différent, perçu comme déficient, et soumis au regard permanent du monde soignant et de la société dans son ensemble. De l’autre, une existence de femme avec les standards et injonctions que nous connaissons toutes.
Bien sûr, le handicap à lui seul, qu’il soit physique ou pas, est une contrainte, qui nous prive en partie de notre autonomie corporelle. Mais est-ce pour autant une fatalité, une mauvaise carte avec laquelle nous devons composer ?
Nous refusons évidemment de nous y résoudre ! Parce que pour nous, plus que le handicap, c’est l’attitude validiste de l’ensemble de la société qui nous dépossède.
Femmes et handicapées, nous sommes animées d’une double nécessité de reconquérir nos corps qui nous sont confisqués :
Par le corps médical.
Du haut de leur savoir, les soignants objectivent notre corps comme un sujet de soin, sans vécu ni ressenti quotidien. On nous manipule d’autorité, on nous prescrit des traitements en faisant peu de cas de notre avis, on parle de nous à la 3ème personne…
Paradoxalement, les personnes le plus au fait de nos handicaps sont aussi souvent celles qui nous font sentir le plus défaillant.
Car le corps médical, dans sa mission initiale, n’a qu’une idée en tête : nous réparer. Remettre en ordre ce qui dysfonctionne, ou même parfois simplement, remodeler ce qui s’écarte trop à leurs yeux d’une norme esthétique arbitraire.
Qu’importent les stratégies efficaces que nous mettons au point pour compenser nos handicaps et pour les vivre au quotidien, nous ressortons souvent de ces rendez-vous avec l’impression d’être à leurs yeux inacceptablement défectueuses.
Par les aides humaines dont nous dépendons.
Handicapé, notre corps est un vecteur de relation au quotidien.
Notre dépendance au monde est commune à tout être humain (qui peut prétendre vivre réellement seul, pour se nourrir, se déplacer, s’instruire… ?) mais aussi particulière.
L’aidant valide, même habitué, se trouve souvent déstabilisé par ce rapport de dépendance. C’est une charge pour lui, mais il se sent en même temps investi d’une mission et d’un pouvoir particulier sur nous.
Pour pallier nos déficiences, vous nous dirigez, nous informez, nous manipulez, nous soignez, nous lavez, nous torchez…
Avec plus ou moins de tact, vous nous faites sentir que l’on dépend de vous. Que l’on dérange. Notre corps, ce boulet qui vous encombre et vous retarde.
Alors on se bride. Volontairement ou par usure, on en viendra toujours à limiter nos demandes. On se limite à ce que l’on estime essentiel, quitte à nous nuire. On va jusqu’à se retenir d’aller aux toilettes, de demander à boire ou à manger.
Mais ça c’est quand tout va bien, quand on ne verse pas dans l’abus de pouvoir et la franche maltraitance.
Par l’entourage intrusif.
À l’image du mansplaining, peut-on parler de validsplaining ? Quotidiennement, nous subissons les injonctions et avis non sollicités des personnes valides.
Persuadé de tout savoir, convaincu que nous sommes incapables de nous gérer nous-mêmes, certain qu’il a une connaissance pointue du sujet parce qu’il a vu un documentaire, qu’il a un proche handicapé ou qu’il été immobilisé une fois, pendant un mois… le valide nous explique avec ardeur ce que nous devrions faire ou penser pour aller mieux.
Nous connaissons parfaitement nos limites, nos capacités, nos risques.
Oui, nous avons essayé le sport, la méditation, les huiles essentielles, et ce tout nouveau traitement ayurvédique.
Et oui, nous avons vraiment besoin de cet anti-dépresseur, de cette canne, ou de faire ces gestes bizarres.
Par la société et ses préjugés.
Parce que nos incapacités diverses ne suffisent pas, la société voudrait en plus déposséder notre corps, de sa capacité à jouir et à se reproduire.
L’esprit valide ne peut concevoir qu’une personne handicapée ait une sexualité semblable à la sienne. Il peine même souvent à nous attribuer un genre : à l’image des pictogrammes sur les portes des toilettes, nous sommes souvent considérés comme handicapé avant d’être homme ou femme. Pour faire taire nos désirs, on nous infantilise, on nous exclut de fait du champ de la séduction et de la parentalité. Pour garder le contrôle la société n’hésite pas à aller jusqu’à employer les grands moyens : stérilisation forcée, camisole chimique, retrait des droits parentaux…
Tantôt banales, tantôt extravagantes, nos sexualités et identités de genre connaissent pourtant la même diversité que celles des personnes valides, mais nous devons déployer une énergie considérable pour les faire exister.
Stop, reprenons le pouvoir.
Nous ne sommes pas des poupées de chiffon, nous sommes expertes de nous-mêmes.
Oui, nous avons besoin de votre aide, de votre expertise médicale, de votre soutien, mais pas n’importe comment. Pas sans prendre réellement en compte nos besoins et de nos vécus. Nous devons avancer ensemble.
Regardez en face nos singularités, apprenez de nos créativités, valorisez nos libertés.
Aucun combat idéologique ne se gagne sans pragmatisme, et cette reprise de pouvoir sur nous-même, est un enjeu éminemment féministe.
Car les femmes sont bien placées pour le savoir : l’émancipation ne viendra pas spontanément, il faut aller la chercher. Elle ne se décide pas non plus en claquant des doigts, mais se gagne par une multitude de petits pas.
Alors, de la même façon qu’il a fallu aux femmes arracher un par un les droits essentiels tels que l’accès à l’IVG, à la contraception, le droit de voter, de travailler, ou de détenir un compte bancaire sans l’accord du mari… notre émancipation ne se fera pas sans exiger point par point nos droits à l’autonomie.
Pour cela, il nous faut des moyens physiques, humains, et financiers nécessaires pour garantir ces libertés.
Parce que les femmes handicapées sont des femmes comme les autres, ensemble, exigeons :
- La mise en accessibilité des lieux et espaces publics, pour une pleine liberté de circulation et de socialisation.
- Une aide humaine individualisée et quotidienne lorsqu’elle est nécessaire, qui nous permette de vivre en toute autonomie, loin des institutions toxiques.
- Un système public de soin préservé de la logique capitaliste qui vise le rendement avant la qualité de soin.
- Un libre accès aux études et à l’emploi de notre choix. Une allocation décente lorsque travailler est impossible, afin de ne dépendre de personne, pas même de nos conjoints.
- Une accès essentiel aux consultations médicales, aux informations, et à un accompagnement pertinent, quant à la sexualité et la procréation.
Tous ces combats doivent être les nôtres, collectivement. Féministes, nous comptons sur vous.
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