Les Dévalideuses

Les Dévalideuses

Le collectif féministe qui démonte les idées reçues sur le handicap.
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La pornographie de l’inspiration

Chaque jour, les réseaux sociaux et médias nous abreuvent d’images, vidéos ou articles qui se veulent “inspirants” et mettent en scène des personnes handicapées. Dans le fil Facebook de votre cousin Gaston, dans les stories Instagram de vos personnalités préférées, ou dans les médias qui veulent faire du clic à peu de frais, elles sont partout.

Ces publications émouvantes vous redonnent foi en l’être humain et en sa faculté de résilience, vous permettent de relativiser vos propres problèmes et vous font sentir plus fort·e. Alors vous décidez de partager à votre tour, dans un geste généreux qui vous paraît évidemment inoffensif.
Mais devinez quoi ? Ces mises en scène sont fortement pro-blé-ma-tiques. Et on vous explique pourquoi.

Au cœur de l’image, un adulte ou enfant handicapé dans une situation relativement ordinaire. Il fait du sport, élève son enfant, décroche un diplôme… Puis la petite phrase choc qui vous renvoie à vous. “Quelle est ton excuse ?” Ou encore “Le seul handicap dans la vie, c’est une mauvaise attitude”. Les commentaires sont généralement les mêmes : cette personne est inspirante, incroyable, courageuse, quelle leçon de vie…

Ces images s’appuient sur l’antagonisme supposé entre le handicap et une vie heureuse, épanouie, ou même tout simplement banale. Car dans l’esprit de nombreuses personnes valides, le handicap est perçu comme une malédiction ou une source de malheur qui s’abattrait sur nous. Nous ne serions alors plus que cela : handicapés. Une vie stoppée, mise en marge du monde, passée à ruminer notre état.
De fait, montrer une personne handicapée dans une attitude positive et volontaire surprend, et le moindre geste quotidien devient alors “inspirant”. Comme s’il était nécessaire de rappeler que nous avons des vies, plus semblables aux vôtres que vous ne croyez.

Évidemment, ces mises en scène partent d’intentions louables : elles sont censées diffuser de la joie, et permettre aux personnes valides de recouvrer la motivation pour atteindre leurs objectifs. Mais qui pense à la façon dont les principaux concernés recevront ça ?

Pour nous, ces publications relèvent de l’Inspiration Porn ou « Pornographie de l’Inspiration ».

Le terme “Inspiration Porn” fut créé en 2012 par Stella Young, une journaliste et comédienne australienne handicapée, dans un article publié dans le webzine ABC Ramp Up. Elle reviendra dessus 2 ans plus tard dans son TED Talk nommé “Inspiration porn and the objectification of disability” (https://www.ted.com/talks/stella_young_i_m_not_your_inspiration_thank_you_very_much/discussion sous-titré en français).
Elle y raconte notamment comment une personne de sa communauté a souhaité la nominer au « prix de la réussite », un prix censé récompenser ses incroyables actions au sein de la communauté. Cette personne qui croyait faire un beau geste s’est trouvée dans l’incompréhension la plus totale lorsque les parents de Stella ont refusé cette nomination, arguant que leur fille ne faisait rien d’exceptionnel comparé à ses camarades du même âge. Mais voilà : à ses yeux, le simple fait d’exister faisait d’elle une inspiration, suffisant donc à la nominer.

La pratique de l’Inspiration Porn est malheureusement courante dans notre société. Elle consiste à instrumentaliser une partie de la population, pour le plaisir et la valorisation d’une autre. Dans ces mises en scène, les personnes handicapées se trouvent objectifiées, comme le sont souvent les femmes dans l’industrie pornographique, dans le but de gratifier et rassurer les personnes non concernées.

Tout ceci contribue à créer un environnement toxique et destructeur pour les concerné·e·s.

Déjà, parce qu’elles nous transmettre un message double : Derrière vos applaudissements, nous entendons aussi votre soulagement. « Ouf, moi j’ai de la chance. moi je ne suis pas comme ça. ». Oui en effet, nous sommes comme ça. Et nous faisons avec, nous n’avons pas le choix. Mais nous préférerions qu’on ne nous le rappelle pas constamment.

Ensuite, dans un monde où ces images prolifèrent, il devient normal et acceptable de dire à une personne handicapée qu’elle n’est pas assez combative, ou qu’elle devrait transcender son handicap.
Or surpasser son handicap ou « entrer dans la normalité » n’est pas un objectif atteignable pour la majorité des personnes handicapées. C’est une injonction impossible à tenir, comme celle de se montrer toujours facile à vivre et positif pour correspondre au cliché du « bon handicapé ». Le bon handicapé étant bien sûr celui qui refuse son destin de personne handicapée et cherche constamment à repousser ses limites, pour ne pas déranger, et avec le sourire, s’il vous plaît. C’est un poids infini à nous faire porter.

Enfin, à l’inverse, vos acclamations excessives peuvent étouffer nos ambitions. Vous nous trouvez incroyables de faire nos courses, des études, un gâteau ? Avez-vous donc si peu confiance en nos capacités ? Est-ce qu’on serait déjà arrivés au maximum de ce qui est attendu de nous ? Certains pourront se bercer de vos compliments, et rester dans une vie restreinte, à vous offrir le spectacle attendu, plutôt que de développer une véritable autonomie, en accord avec leur personnalité et leurs aspirations réelles.

Alors la prochaine fois que vous verrez passer une image, un article ou une émission mettant en scène des personnes handicapées comme source d’inspiration, questionnez l’intention derrière la mise en scène. Les émotions qui nous envahissent (empathie, amour, pitié, etc.) face à ce genre d’image sont des réactions naturelles. Mais l’émotion est aussi un levier, utilisé sans vergogne pour faire du clic, de l’audience, récolter des dons, et nous, personnes handicapées, payons cher son revers.

Si la vue d’une personne handicapée heureuse et épanouie, ou du moins luttant du mieux qu’elle peut dans une société qui n’est pas adaptée, vous émeut, ne venez pas nous féliciter en nous caressant la joue. Venez plutôt lutter avec nous pour que nos réussites deviennent l’ordinaire.

Nos vies sont juste des vies. Nos corps sont juste des corps. Ne nous privez pas de cette banalité.

PS : Mais si vous tenez vraiment à partager des vidéos douces et mignonnes, nous pouvons vous recommander des tas de vidéos de chats formidables. C’est mignon, les chats.