Un texte de Joe Fassler traduit par les Dévalideuses.
Quand ma femme a été frappée par de mystérieux, et très handicapants symptômes, notre passage par les urgences médicales, a révélé à nos yeux le sexisme inhérent au traitement des patientes.
Tôt le mercredi matin, j’ai entendu un sanglot angoissant – suivi d’un silence.
J’ai couru dans la chambre et j’ai vu ma femme, Rachel, à terre devant la salle de bain, pliée en deux, se tordant de douleur.
“Quelque chose ne va pas” dit-elle avec le souffle coupé.
J’étais effrayé. Rachel n’était pas du genre à s’alarmer à la moindre douleur. Elle s’était gravement coupé le doigt une fois, quand nous vivions dans la ville d’Iowa, et plaisantait sur le chemin de l’hôpital de Mercy, alors que le chiffon autour de la plaie devenait de plus en plus rouge avec le sang. Une fois, blessée à l’entraînement, quelques jours avant un marathon, elle avait boité jusqu’à la ligne d’arrivée malgré tout.
Donc quand j’ai vu Rachel s’écrouler sur notre lit, ses mains agrippant et relâchant les couvertures comme un enfant, j’ai appelé une ambulance. J’ai donné notre adresse, et j’ai aidé ma femme à retourner dans la salle de bain pour vomir.
Je ne sais pas en combien de temps l’ambulance est arrivée ce mercredi matin. La douleur et la panique ont tendance à déformer le temps, s’accélérant puis ralentissant de nouveau. Mais quand nous avons entendu les sirènes au loin, mon corps entier s’est empli de soulagement.
Je ne savais pas que notre attente ne faisait que commencer.
J’ai fait rentrer les ambulanciers dans notre appartement. Nous avons répondu à leurs questions : Quand la douleur a-t-elle commencé ? Ce matin. Où se situe la douleur sur une échelle de 1 à 10, 10 étant le insupportable ?
“Onze,” Rachel répondit d’une voix rauque.
Alors que nous montions dans l’ambulance, voici ce que nous ne savions pas : Rachel avait un kyste ovarien, quelque chose d’assez commun. Mais il avait grossi, sans être détecté, jusqu’à ce qu’il soit tellement gros qu’il écrasait ses ovaires vers le bas, vrillant ses trompes de Fallope comme vous serreriez une éponge. C’est ce qu’on appelle une torsion ovarienne, et cela crée le type de douleur d’insuffisance d’organe, dont peu de personnes font l’expérience et y survivent pour en parler.
“La torsion ovarienne représente une vraie urgence médicale” selon un article de la revue médicale Case reports in Emergency Medicine. “La vigilance clinique doit être élevée et importante… La torsion ovarienne peut entraîner la perte des ovaires, une infection intra-abdominale, une septicémie ou même la mort.” Pour sauver une personne souffrant de torsion ovarienne, il faut l’opérer dans les 8 heures qui suivent le début de la douleur.
Rien n’est plus difficile que de voir une personne que l’on aime dans une agonie mourante. Vos muscles se gonflent de sang comme s’il fallait se battre ou courir. J’avais l’impression que j’aurais pu tout casser, pendant les 10 minutes de trajet en ambulance, qui nous ont conduit au sous-sol sans fenêtres de l’hôpital.
Et là, nous nous sommes arrêtés. La prise en charge des patients était longue – une rangée de lits qui s’étirait dans un couloir sombre. Quelqu’un a fait rouler un brancard pour Rachel. Tremblante, elle s’est glissée sous la couverture, s’est allongée, et est officiellement devenue une patiente.
Les patients des urgences doivent en théorie, être évalués et traités, selon l’urgence de leur état. La plupart des hôpitaux utilisent l‘“Emergency Severity Index” (ou Indice de Sévérité des Urgences), un système à cinq niveaux, qui catégorise les patients de “réanimation” (à traiter immédiatement) à “non urgent” (à traiter sous 24 heures).
Je savais sur quelle extrémité du spectre nous étions. Rachel était quasiment crucifiée de douleur, ses bras accrochés aux rails du brancard, les poings serrés. J’ai interpellé la première infirmière que j’ai vue.
“Ma femme” je lui dis. “Je ne l’ai jamais vu comme ça. Quelque chose ne va pas, il faut que vous l’examiniez.”
“Elle devra attendre son tour,” me lance-t-elle. La réaction des autres infirmières allait de dédaigneuse à condescendante. “C’est juste un peu de douleur, madame,” dit l’une d’elle à Rachel, tout en lui caressant la tête.
On ne savait pas que ses ovaires étaient en train de pourrir, pour parler crument. Tout ce que je voyais, c’était le visage de Rachel qui se tordait sous la douleur.
Bientôt, j’ai réalisé – dans une sorte de panique – qu’il n’y avait pas de système de triage. Les autres patients dans la file dormaient en paix, regardaient le plafond, s’ennuyaient, ou discutaient avec leurs proches. Il semblait que l’ordre d’arrivée, bien plus que la sévérité des symptômes, allait déterminer l’ordre de passage.
Alors que nous nous approchions de la porte de la salle d’examen, une infirmière est venue prendre la tension de Rachel. A ce moment-là Rachel se tortillait tellement, que l’infirmière n’arrivait pas à prendre sa tension.
Elle a soupiré et posé son tensiomètre.
“Vous ne devez pas bouger, sinon il faudra recommencer,” lui dit-elle.
Finalement, on a poussé son lit à l’intérieur. On lui a posé un bracelet en plastique, comme une demi-menotte au poignet.
***
Dès le plus jeune âge on nous apprend les codes sociaux : rester polis. Demander gentiment. Attendre son tour. Mais pendant une urgence, les codes disparaissent – c’est pourquoi les ambulances peuvent griller des feux rouges et rouler du mauvais côté de la route. Je me suis retrouvé à plaider, inutilement, pour ce type de traitement de faveur. J’avais constamment envie de sortir mon téléphone et d’appeler le 911 (numéro des urgences aux USA), comme si cela aurait pu nous emmener dans un autre monde, où les urgences existent.
Le patient moyen, aux Etats-Unis, attend 28 minutes avant de voir un médecin. J’ai plus tard appris qu’en moyenne, au Brooklyn Hospital Center (centre hospitalier de Brooklyn), le temps d’attente moyen est environ trois fois plus long, 1 heure et 49 minutes. Notre attente allait être beaucoup, beaucoup plus longue.
Chaque personne que je rencontrai m’assurait qu’il ne s’agissait pas d’une urgence. “Calcul,” une des infirmières avait prononcé. Cette hypothèse me semblait bonne. Je savais que les calculs rénaux pouvaient pousser quelqu’un à l’agonie, mais pas à la mort. Ça va aller, je me disais, si seulement on pouvait lui donner quelque chose pour la soulager.
A 10h du matin, le brancard de Rachel avait été déplacé dans la “zone rouge” des urgences, une salle carré avec environ 30 autres brancards poussés contre trois murs. Elle a à peine remarqué le médecin qui s’est approché ; j’ai failli ne pas le voir. Il ne l’a pas touché. Il lui a posé quelques questions, et il est reparti. Sa visite a été tellement rapide, que je n’ai même pas compris qu’il était chargé de soigner Rachel.
Vers 10h45 quelqu’un est venu avec une poche de transfusion et a commencé à attacher un garrot autour du bras tremblant de Rachel. On ne le savait pas, mais le médecin lui avait prescrit un traitement standard pour la douleur liée aux calculs rénaux : de l’hydromorphone, suivie d’un scanner CT (ou tomodensitométrie).
L’anti-douleur a commencé à faire effet. Rachel était sonnée, consciente mais silencieuse, la bouche figée et le regard noir. Mais pour la première fois ce matin–là, elle se reposait.
* * *
L’essai de Leslie Jamison “Grande Unified Theory of Female Pain” (La grande théorie de la douleur des femmes) traite de la façon dont certaines formes de douleurs féminines sont minimisées, moquées, ou réduites au silence. Dans une interview incluse dans son livre The Empathy Exams (Les Examens Empathiques), elle a parlé de cet article en déclarant : “Des mois après avoir écrit cet essai, une de mes meilleures amies a fait la mauvaise expérience de ressentir une très forte douleur, sans être prise au sérieux aux urgences.”
Elle parlait de Rachel.
“Les femmes sont traitées moins efficacement jusqu’à ce qu’elles prouvent qu’elles sont aussi malades que les patients masculins.”
“Je l’ai ressenti comme un exemple profondément personnel et bouleversant,” confie-t-elle. “Pas seulement de la part des institutions médicales – où la douleur des femmes risque d’être perçue comme simulée ou exagérée – mais aussi en tant que femme : Mon amie avait subi une minimisation prolongée de ses peurs et avait été jugée comme mélodramatique”
“La douleur des femmes est souvent perçue comme comme simulée ou exagérée”: C’est ce que nous avons constaté lorsque nous sommes entrés dans l’hôpital, le personnel minimisait la douleur de Rachel, et l’ignorait même. Dans son essai, Jamison se réfère à “The Girl Who Cried Pain,” (“La fille qui hurlait de douleur”) une étude qui identifie comment les biais genrés influencent la gestion de la douleur des patients. “Les femmes sont traitées moins efficacement jusqu’à ce qu’elles prouvent qu’elles sont aussi malades que les patients masculins.” L’étude tend donc à confirmer, ce qui est connu dans la communauté médicale comme le “Syndrome de Yentl.”
A l’hôpital, un soignant me faisait la conversation, me demandant comment je trouvais la vie à Brooklyn, pendant que ma femme avait du mal à rester suffisamment immobile pour le scanner CT de son abdomen.
“Il y a beaucoup de patients, madame,” c’est ce qu’on a entendu, encore et encore, alors qu’on continuait de demander des anti-douleurs plus puissants. “Ne pleurez pas”
Je suis sûr de cela : Le diagnostic des calculs rénaux – répété par les infirmières et confirmé par le traitement choisi par le médecin – était un déni de la nature spécifiquement féminine de la douleur de Rachel. Un examen plus attentif aurait nécessité l’avis d’un gynécologue. Plus tard, d’autres médecins nous ont fait savoir que l’ovaire gonflé de Rachel était probablement palpable rien qu’à la surface de sa peau. Mais dans ce service d’urgences, comme dans beaucoup d’autres aux Etats-Unis, il n’y avait pas de gynécologue de garde. Et chaque haussement d’épaules des infirmières, semblait signifier, “Les femmes pleurent – qu’est-ce qu’on peut y faire ?”
A l’échelle nationale, les hommes attendent en moyenne 49 minutes avant de recevoir un traitement antalgique des douleurs abdominales aiguës. Les femmes attendent en moyenne 65 minutes pour la même chose. Rachel a attendu entre 90 minutes et deux heures.
“Mon amie avait subi une minimisation prolongée de ses peurs et avait été jugée comme mélodramatique.” Rachel, a encore aujourd’hui, du mal à digérer ce qui s’est passé. Pendant combien de temps est-il approprié de continuer à travailler sur un traumatisme par le langage, en répétant les événements ? Les amis ont entendu cette histoire, et pourtant elle cherche encore à comprendre, encore et encore, comme si cette expérience était un vaste terrain qui ne pouvait jamais être décrit avec des mots. Malgré sa douleur, elle a essayé de se mordre les lèvres, d’attendre son tour, de bien se comporter devant les médecins.
Pendant des heures, rien ne s’est passé. Vers 3 heures, nous avons eu les résultats du scanner et nous sommes retournés aux urgences. Sans quoi, Rachel est restée allongée là, à moitié endormie, souffrante et silencieuse. Plus tard, elle m’a dit que l’hydromorphone n’avait pas vraiment stoppé la douleur – il l’avait simplement un peu atténuée. Elle avait seulement été mise sous sédatif, trop fatiguée pour se battre.
Finalement, le médecin – qui était venu brièvement au chevet de Rachel, juste une fois – a rangé ses affaires et est reparti. Il avait passé la journée aux urgences, à regarder son ordinateur. Nous avons découvert plus tard qu’il était le seul qui aurait pu nous sauver ou nous envoyer paître.
Quand une femme plus jeune est arrivée pour le remplacer, je lui ai fait signe. Je lui ai dit qu’on attendait les résultats du scanner, et je l’ai ennuyé jusqu’à ce qu’elle regarde si les résultats étaient arrivés.
Quand elle a vu les résultats de Rachel, ses yeux se sont écarquillés.
“Mais qu’est-ce que… ?” dit-elle. Ses yeux s‘écarquillaient à mesure qu’elle regardait l’écran.
“Oh mon dieu, » a-t-elle murmuré, comme si je ne pouvais pas l’entendre. “Il ne l’a pas examiné.”
Le médecin avait prescrit le traitement standard pour les calculs rénaux – Dilaudid pour la douleur, un scanner CT pour confirmer la présence de calculs. Pendant toutes les heures que Rachel a passé sous sa garde, il n’est jamais revenu après sa visite initiale. Il était sûr de lui. En ce qui le concernait, son travail était fait.
Si Rachel avait été seule, sans personne pour l’aider à réclamer des soins, qui sait combien de temps elle aurait attendu.
Nous avons dû attendre une heure de plus pour les résultats du scanner. Mais quand ils sont arrivés, ils ont tout changé.
“Elle a une masse importante dans l’abdomen,” a-t-elle dit. “Nous ne savons pas ce que c’est.”
C’est là que nous avons perdu notre sang froid. Pas parce que nos esprits se sont remplis de mots comme tumeur, cancer ou maligne. Pas parce que Rachel était devenue à moitié folle à cause de l’attente et de la douleur. Mais parce qu’on nous avait demandé d’attendre notre tour toute la journée – plus longtemps qu’une journée au bureau – pour finalement se rendre compte qu’il s’agissait d’une urgence.
Soudainement, le monde a répondu avec la précipitation que nous souhaitions. J’ai aidé une infirmière à pousser le brancard sur un long couloir, et j’ai couru à côté d’elle dans une accélération folle pour arriver en radiologie avant qu’il ferme. Cela paraissait impossible, mais on nous a dit que si on y arrivait pas avant la fermeture, c’était fichu, les soins de Rachel auraient alors été retardés jusqu’au lendemain matin.
“Quoi qu’il arrive,” Rachel m’a-t-elle dit pendant que le technicien préparait la machine, “ne me laisse pas passer la nuit ici. Je n’y survivrai pas. Je m’en fiche de ce qu’ils te disent. Je sais que je ne survivrai pas.”
Rapidement, le technicien regardait au travers de Rachel sur un écran gris. Je ne pouvais pas voir ce qu’il voyait, alors je regardais son visage. Ses traits se sont crispés dans une grimace de surprise.
A ce moment, Rachel et moi étions confus. Nous pensions au cancer. Nous pensions à l’hystérectomie. Allongée là sous la faible lumière, Rachel semblait presque soulagée.
“Je peux vivre sans mon utérus, » dit-elle, avec un doux mais faible sourire. “Ils peuvent le retirer, et je ferai avec.”
Elle était prête à accepter avec enthousiasme, si cela pouvait arrêter la douleur.
Après l‘échographie, nous avons conduit le brancard – lentement cette fois – jusqu’au long couloir qui menait aux urgences, qui maintenant débordait de patients. Essayer de trouver une place, c’était comme rouler à une heure de pointe en plein trafic.
Puis d‘autres mauvaises nouvelles sont arrivées. Vers 8 heures du soir, il fallait vider l’étage. Toute personne n’étant pas infirmière, ou couchée sur un lit, devait quitter les lieux jusqu’à la réouverture des visites à 9 heures.
Quand ils m’ont laissé revenir une heure plus tard, j’ai trouvé Rachel seule dans un coin de la salle des urgences. Beaucoup de choses s’étaient passées. Un autre médecin lui avait expliqué que la masse était son ovaire. Elle avait ce qu’on appelle une torsion ovarienne – les trompes de Fallope se tordaient, ne laissant plus circuler le sang. Il n’y avait rien à faire pour sauver son ovaire. Il fallait le retirer.
Rachel semblait confiante et prête.
“C’est un bon médecin,” dit-elle. “Il n’arrivait pas à croire qu’on m’avait laissé ici toute la journée. Il sait à quel point c’est douloureux.”
Quand j’ai rencontré l’équipe de chirurgie, j’ai constaté que Rachel avait raison. En discutant avec eux, les mots que nous avions utilisés toute la journée – insoutenable, urgence, onze – étaient entendus comme une réalité. Ils voulaient l’aider.
Vers 10h30, tout était prêt. Rachel et moi, nous nous sommes dit au revoir, devant la salle de chirurgie, 14 heures s’étaient écoulées depuis qu’elle avait commencé à ressentir ces douleurs.
* * *
Les cicatrice physiques de Rachel se réparent, et elle peut refaire de long joggings qu’elle apprécie, mais elle a toujours du mal à se remettre des conséquences psychologiques de l’événement – ce qu’elle appelle “le traumatisme de ne pas être vue.” Elle a des cauchemars, certaines nuits. Je la réveille quand ses membres commencent à tressaillir.
Parfois nous regardons les cicatrices sur son corps ensemble, la peau rose, relevée, reprenant son aspect normal. Peut-être qu’un jour, ces marques s’effaceront. Peut-être pas.
Cet article a été publié grâce à Creative Nonfiction.
JOE FASSLER est le rédacteur en chef de Light the Dark : Écrivains sur la créativité, l’Inspiration et le Processus Artistique. Il interview régulièrement des écrivains pour la série The Atlantic’s By Heart” . Il couvre aussi des sujets sur l’économie du système d’alimentation américain, en tant que rédacteur en chef pour The New Food Economy.
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[Ce texte est une traduction effectuée par nos soins d’un article anglophone. Elle a été faite dans le cadre d’un vaste projet de traduction de ressources (articles, interviews, vidéos, etc.) autour du handicap et du féminisme. Si vous souhaitez contribuer à ce projet en nous soumettant des ressources intéressantes, n’hésitez pas à nous contacter !]