Un texte de Kristine traduit par les Dévalideuses.
Il me semble nécessaire de commencer par un préambule à tout ce que je vais écrire….
Certains de mes souvenirs d’enfance préférés sont ceux du camp de vacances de la MDA. De mes 8 ans jusqu’au lycée, c’était toujours la meilleure semaine de l’été. Parfois je me réveille le matin et je réalise que j’ai encore rêvé que j’étais à Waskowitz. Je pourrais trouver facilement mon chemin dans tout le camp, les yeux fermés.
Il est difficile de trouver les mots pour décrire la magie de ce camp de vacances… J’avais l’impression d’être sur une autre planète pendant une semaine. Nous n’avions pas de portables à l’époque, ni rien qui nous reliait à notre maison, notre famille, nos amis ou même à ce qui se passait dans le monde. C’était incroyable, presque purifiant, de s’éloigner de tout et de se glisser dans un autre univers. Les règles étaient différentes dans ce camp. Il n’y avait presque pas d’adultes. La plupart des « adultes » étaient en fait des adolescents, ou des jeunes de 20 ans tout au plus.
Le temps passait à une vitesse folle. Un parfait inconnu le dimanche devenait votre meilleur ami le mardi. Des couples se formaient, se séparaient et se remettaient ensemble. (Certains sont encore ensemble maintenant !) Il ne fallait pas longtemps pour passer d’une vie affective inexistante à débordante. (La sexualité aussi avait toute sa place, mais j’étais une enfant ; on ne me racontait pas ces choses-là :)) Il était parfaitement normal de révéler à ses nouveaux amis les secrets les plus intimes dont on n’a jamais parlé à personne auparavant. Je me sentais tellement… en sécurité (….). Nous pouvions être une bande de jeunes insouciants, fous, sans complexes, et nous attendre à être aimés et acceptés par les autres, puisqu’ils étaient comme nous.
Des souvenirs sans fin de blagues, de baignades, de danses, de concours de talents, de bricolage, d’essais de sous-vêtements, de soirées à écouter The Coats, de plats immangeables, de chants spirituels, de soirées pizza, de nuits au bord de la rivière, de concerts, de Harleys, de King Limbo, de messages secrets dans le bulletin d’information, de friandises dans les snacks et de simples moments passés au bord de la piscine… Je pense que plus que tout, quand je rentrais chez moi et que je devais me réadapter à la réalité, il me manquait la possibilité d’aller au bord de la piscine à n’importe quelle heure de la journée et d’être entourée d’amis et de tout ce qui se passait. C’était comme un énorme Central Perk.
Ok, donc maintenant que nous avons compris que le camp de vacances de la MDA occupait une place inestimable dans mon cœur….
Laissez-moi vous parler de mes week-ends de Fête du travail dans ma jeunesse… (Ça va être dur à écrire.)
Durant chaque long week-end de la Fête du travail, c’était le Téléthon organisé par Jerry Lewis et la MDA. Le show télévisé a eu lieu de 1966 à 2014, et a très peu évolué pendant tout ce temps. Pendant presque 24 heures d’affilée, j’écoutais tous ces gens en tenue de soirée parler des « enfants de Jerry ». Jusqu’à très récemment, on ne réalisait pas que les myopathes devenaient des adultes. Les enfants sont plus mignons, plus aptes à susciter la sympathie et à faire signer des chèques. De plus, éloigner les adultes des caméras contribuait à renforcer le discours selon lequel nous frappions tous à la porte de la mort.
C’était le seul week-end de l’année où je ne pouvais pas m’empêcher de penser à mon espérance de vie. Aucun enfant ne doit se poser de questions sur le temps qu’il lui reste à vivre ! Mais les gens à la télé n’arrêtaient pas d’en parler, alors nous ne pouvions y échapper. Et c’était perturbant. Je savais que les médecins avaient dit à mes parents que je ne vivrais pas au-delà de 5 ans, et que j’avais déjà dépassé cet âge, mais tous mes autres camarades myopathes semblaient raconter la même histoire, alors je me suis dit que les médecins étaient stupides. Je n’avais pas l’impression que j’étais mourante. Est-ce que j’étais en train de mourir ? Mon frère était-il en train de mourir ? Est-ce que nous étions tous en train de mourir ? Techniquement, tout le monde n’est pas mourant ? Est-ce que je mourais plus que d’autres personnes ? Quel genre de mot stupide était « mourant » de toute façon ? (J’ai développé une réaction pavlovienne en entendant ce mot quand j’étais enfant, et elle m’attire les foudres en tant qu’adulte. Vous n’êtes pas censé rouler des yeux quand les gens vous parlent du diagnostic de fin de vie de leur proche ! Je dois très consciemment réprimer l’envie).
Une partie du Téléthon local était généralement consacrée à l’hommage à une personne que je connaissais du camp de vacances de la MDA et qui était décédée au cours de l’année. Donc, oui, je supposais que nous étions en train de mourir…
Mais attendez ! Nous n’étions pas obligés de mourir ! Parce que si les gens faisaient des dons, les scientifiques pouvaient trouver un traitement ! Le traitement était à portée de main ! Ils en parlaient avec tant d’enthousiasme et de confiance. Encore une fois, j’étais perplexe. Y aurait-il vraiment un traitement ? Avais-je besoin d’un traitement ? Devais-je en rêver ? Je regardais mes parents et leur demandais : « Pensez-vous qu’il y aura vraiment un traitement ?« Ils se regardaient avec ce regard « Tu réponds à celle-là, non, toi ! » qu’ils se jettent parfois. C’est tout ce que je voulais savoir. Le discours sur le traitement était un sacré baratin. Et s’ils exagéraient quand ils parlaient de guérison, alors ils exagéraient probablement aussi quand ils parlaient de la mort. J’ai décidé que rien de tout cela ne valait la peine d’être envisagé…. Je devais m’y résoudre chaque année.
Certaines années, ma famille participait et apparaissait en direct sur les chaînes locales, et d’autres années, nous restions à la maison. Mais rester à la maison n’était pas une évasion pour autant. Ils sont venus chez moi deux ou trois fois pendant mon enfance, pour tourner un reportage sur ma famille, et le rediffuser encore et encore, émission après émission. Ils passaient des séquences où mon frère et moi répondions à des questions sur ce qu’on préférait du camp de vacances. Ils montraient nos parents en train de pleurer à propos du jour où le diagnostic a été posé. Ils nous affichaient en train de nous faire soigner, d’enlever nos appareillages, à moitié nus. (Il y a des lois pour protéger les enfants non handicapés contre ce genre d’exploitation, non ?) Ils nous filmaient en train de jouer avec notre chien dans le jardin, avec une musique de fond qui semblait plus « touchante » que celle de tous les autres enfants américains jouant avec leur chien dans leur jardin.
Je détestais ça plus que je ne peux l’exprimer maintenant, et bien plus encore que je ne pouvais l’exprimer à l’époque. J’étais une enfant timide, qui suivait les règles et faisait plaisir aux gens. Je ne savais pas comment m’exprimer et me défendre ; je faisais juste ce qu’on me demandait, ce que j’étais censée faire. Je ne savais pas que mon ressenti comptait. Je ne savais pas comment dire que les images et toute l’expérience du Téléthon me rendaient non seulement mal, mais honteuse.
Je ne savais vraiment pas comment répondre aux enfants de l’école qui, le lendemain, disaient : « Je t’ai vue à la télé ». N’oubliez pas que c’était le week-end de la Fête du travail, donc la nouvelle année scolaire commençait le lendemain. Tout ce que veulent les enfants, le premier jour d’école, c’est s’intégrer et avoir des amis. Le fait que mon handicap était tellement amplifié à la télévision la veille que je ne me reconnaissais même pas moi-même, n’arrangeait rien.
Au moins, en regardant/participant au Téléthon local, je pouvais revoir toutes les personnes que j’avais rencontrées lors du camp de vacances. Mais le pire, c’est quand ils ont réduit l’émission uniquement au niveau national. Cette scène était pleine de parfaits étrangers qui demandaient au monde entier de me plaindre. Le pire de tout était sans doute cet homme, Jerry Lewis. J’aurais pu lui pardonner d’être un « produit de son temps » s’il avait été prêt à évoluer, à s’engager avec les gens qu’il prétendait servir, plutôt que de nous opprimer continuellement et se mettre en avant. Il avait le pouvoir et le privilège qui auraient pu être utilisés pour tellement mieux…. Les militants pour les droits des personnes handicapées ont demandé à Jerry de parler des personnes atteintes de myopathie, avec respect plutôt qu’avec pitié. Ils lui ont demandé de donner du temps d’antenne aux myopathes adultes. Ils lui ont demandé de sensibiliser les gens aux barrières sociales qui rendent la vie indépendante si difficile pour les personnes handicapées, des problèmes auxquels nous pouvons nous attaquer si nous le voulons, sans attendre que des chercheurs dans un laboratoire fassent un miracle.
Jerry n’était pas intéressé, et la MDA non plus. Ils ont gardé Jerry jusqu’à la fin. L’homme qui a continué à animer le Téléthon jusqu’en 2010 a dit des personnes atteintes de nos maladies qu’elles vivaient dans une « prison d’acier », une existence pleine d' »indignités », et qu’elles n’étaient que des « demi-personnes » (Parade, 2 septembre 1990). Selon Jerry, avec un diagnostic comme le mien, « vous pourriez aussi bien vous tirer une balle dans la tête » (Téléthon 1991). Parce qu’après tout, je suis l’une de ces enfants qui « ne peuvent travailler. Il n’y a rien qu’ils puissent faire. Ils ont été attaqués par un tueur impitoyable » (Téléthon 1992). Qu’est-ce que Jerry a dit aux militants pour les droits des personnes handicapées qui ont formulé des exigences en matière de respect et d’éducation du public sur les questions pertinentes ? Il a dit : « Qu’ils aillent se faire foutre. On les emmerde. Écrivez–le en majuscules. ON LES EMMERDE. » (Vanity Fair, septembre 1993).
Si vous pensez que ces propos se limitent au début des années 90, détrompez-vous, sa déclaration la plus mémorable date de 2001. Interrogé sur les militants qui se manifestaient inlassablement chaque année pour s’opposer au Téléthon et exiger le respect, Jerry a répondu : « Pitié ? Vous ne voulez pas être pris en pitié parce que vous êtes un handicapé en fauteuil roulant ? Restez chez vous ! » (CBS Sunday Morning, 20 mai 2001)
Lorsqu’on me demande à l’épicerie d’arrondir mon total au dollar supérieur pour une œuvre de bienfaisance, je réponds toujours oui, sauf pour la MDA. Je ne peux tout simplement pas le faire. Je ne peux pas me résoudre à leur donner un centime. Cela ne veut pas dire que vous ne devriez pas, mais je ne peux pas. Est-ce que cela fait de moi une mauvaise personne ? Je n’en ai aucune idée. Oui, j’ai bénéficié de l’argent que la MDA a récolté. Le camp de vacances a été une partie si importante de ma jeunesse, et les relations que j’ai nouées sont toujours importantes pour moi. (Je ne peux pas dire honnêtement que j’ai beaucoup profité de la MDA en dehors du camp de vacances, mais j’espère que certaines personnes en profitent…) Mais j’ai payé un autre lourd tribut.
Je continuerai à payer le prix fort pour les dégâts causés par Jerry jusqu’à la fin de ma vie. Pendant 50 ans, il a contribué à façonner une culture toxique qui opprime les personnes handicapées à coups de pitié, de mésestimation, d’invisibilité, de silenciation, d’exploitation, d’objectivation, d’infantilisation…. Le validisme n’a pas commencé avec Jerry Lewis. Mais avec toutes ces années sous les projecteurs, il avait l’occasion de faire reculer et de lutter contre le validisme. Il ne l’a pas fait. Au lieu de cela, il a fait du validisme une vache à lait qui a été traite pour ce qu’elle valait. Et je dois évoluer dans cette culture tous les jours.
Je paie cher cette culture validiste chaque fois que des inconnus me regardent avec insistance ou se sentent autorisés à me poser des questions personnelles. Je paie cher quand les gens me disent en face qu’ils préféraient mourir plutôt que de vivre dans ma situation. Je paie cher quand les gens ont peur de prononcer le mot « handicap », comme si c’était trop horrible pour en parler. Je paie cher quand on s’adresse à moi comme à un enfant. Je paie cher quand personne ne s’attend à ce que j’aie un emploi ou une carrière. Je paie cher quand les gens entrent dans ma classe et ne savent pas qui est le professeur. Je paie cher quand on doute de ma capacité à me faire respecter par mes élèves. Je paie cher lorsque l’accessibilité est traitée comme un acte de bonté, et non comme un droit. Je paie cher lorsque mon droit de mourir est défendu avec plus de force que mon droit de vivre. Je paie cher quand les sièges du public sont accessibles, mais que la scène ne l’est pas. Je paie cher quand les hommes célibataires sont gentils avec moi pour impressionner une jolie fille, mais ne me voient pas comme une jolie fille qu’on peut vouloir impressionner. Je paie cher quand on me dit à quel point je suis une leçon de vie juste pour être sortie de chez moi. Je paie cher quand les gens se pressent de parler à ma place sans s’arrêter pour m’écouter.
Je ne suis pas la seule. Les 82,5 % de la population handicapée actuellement au chômage en paient aussi le prix, tant d’entre eux veulent travailler. Les personnes handicapées qui souffrent de dépression et à qui on propose l’euthanasie au lieu de recevoir des conseils, des stabilisateurs d’humeur, des options de vie indépendante, etc. en paient aussi le prix. Les enfants handicapés qui sont assassinés par leurs parents en paient aussi le prix. Les personnes âgées qui ont honte d’utiliser une aide à la mobilité et qui donc restent chez elles et sont isolées du reste du monde en paient aussi le prix. Si Medicaid disparaît, nous en paierons tous le prix. Même hantés par cette seule menace, nous en payons le prix.
Je ne suis pas le Lorax, je ne parle pas pour les arbres. Il y a beaucoup de myopathes qui ont sincèrement pleuré le décès de Jerry Lewis. Il y en a beaucoup qui se souviennent avec tendresse de leur Téléthon et continuent à collecter des fonds pour la MDA. Je respecte leur point de vue.
Beaucoup s’accordent également à dire que les méthodes de Jerry étaient problématiques, mais, ils haussent les épaules, comment allez-vous collecter des fonds autrement ? La fin justifie les moyens, pensent-ils. Cette attitude me rend triste…. C’est comme s’ils s’étaient tellement habitués à leur cage, qu’ils l’acceptaient tout simplement. Il est tout à fait possible de soutenir une cause et une population, sans leur nuire. Le monde de la justice sociale est plein d’exemples.
J’ai essayé de faire preuve de diplomatie et de me taire lorsque Jerry est mort et que tout le monde exprimait ses émotions sur les médias sociaux. Il ne me manquera pas, mais je ne suis pas le genre de personne à danser sur la tombe de quelqu’un… (Même si je dois admettre que j’ai souri et liké lorsqu’un collègue myopathe a déclaré qu’il avait réussi à « survivre à Jerry »). Puis les gens ont commencé à faire circuler cette horrible photo vintage du Téléthon avec moi dessus ! Utiliser ma photo pour exprimer l’amour pour Jerry et son travail m’a vraiment exaspérée…
Je devais partager mon histoire. Après tant d’années à entendre les autres la raconter pour moi, et faussement en plus, j’ai ma propre voix et je peux parler pour moi-même. L’arrivée d’Internet a été un tel soulagement quand j’étais adolescente, et j’ai trouvé des militants handicapés en ligne, exprimant ce que j’avais toujours ressenti à propos de Jerry Lewis et du Téléthon. Je savais enfin que je n’étais pas dingue, et que je n’étais pas seule. Je trouvais enfin les mots pour exprimer ce qui vivait dans mon cœur depuis des années. Je n’avais pas le courage ni l’espace pour dire ce que je voulais à l’époque, mais j’ai reçu le soutien de mes pairs, ce qui m’a permis de rester saine d’esprit.
Mon histoire n’est pas celle du Téléthon. Mais c’est mon histoire du Téléthon, et elle n’est pas isolée. Je vous demande de la considérer comme telle, ni plus, ni moins.
______________
[Ce texte est une traduction effectuée par nos soins d’un article anglophone. Elle a été faite dans le cadre d’un vaste projet de traduction de ressources (articles, interviews, vidéos, etc.) autour du handicap et du féminisme. Si vous souhaitez contribuer à ce projet en nous soumettant des ressources intéressantes, n’hésitez pas à nous contacter !]
Article original : On Labor Day, I Was A Telethon Kid, publié en septembre 2017 sur le blog de Kristrine